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premier rang de la littérature de son pays, à la suite du triomphe imprévu de son Jœrn Uhl, aura eu honte de ce que la tenue littéraire de ce livre avait de trop simple et de trop « vieux jeu ; » et comme, vers le même temps, il s’était démis de ses fonctions de pasteur luthérien, incompatibles avec les nouvelles opinions « modernistes » où il venait de se convertirai a conçu le projet de faire succéder à l’honnête chronique qu’avait été Jœrn Uhl un « roman à thèse, » affirmant tout ensemble sa libération des dogmes surannés en matière d’esthétique et de religion. Ainsi il nous a donné, en 1905, un gros volume appelé Hilligenlei[1], un peu moins gros, cependant, que Jœrn Uhl, et qui a reçu du public un accueil beaucoup plus inégal : admiré des uns pour la hardiesse passionnée de sa philosophie, dédaigné des autres pour sa pesante et prétentieuse pauvreté littéraire. Et, bien que je n’aie pas à parler ici de ce livre, déjà oublié, il faut du moins que j’indique, au passage, de quel étrange procédé s’y est servi M. Frenssen pour concilier son désir de produire un « roman à thèse » avec sa façon précédente d’entendre et de pratiquer le roman. Ayant résolu de nous démontrer que Jésus-Christ n’avait été qu’un penseur et un moraliste de génie, l’auteur de Hilligenlei a commencé par nous présenter, en trois cents pages, une « chronique, » la peinture détaillée de la vie d’un village, à peu près comme il avait fait dans son Jœrn Uhl, mais, cette fois, avec moins de naturel, et souvent avec une affectation de symbolisme poétique assez agaçante ; et puis, parvenu presque au terme de son histoire, voilà qu’il nous apprend que l’un de ses personnages s’occupe à écrire une Vie de Jésus, et voilà qu’il nous transcrit, tout au long, cette Vie de Jésus, qui se trouve constituer, à elle seule, toute la « thèse » de son livre ! Ce qui est comme si, voulant produire un « roman à thèse » sur le divorce, je racontais une aventure quelconque au milieu de laquelle, tout d’un coup, mes personnages se mettaient à lire une série d’articles de journaux pour ou contre le divorce ! Et, certes, je ne cite pas cet exemple pour diminuer le mérite de M. Frenssen, qui, jusque dans son Hilligenlei, a déployé de remarquables qualités d’observation familière : mais n’est-ce point là, en vérité, un témoignage bien caractéristique de l’embarras qu’éprouve, de nos jours encore, un

  1. Hilligenlei, par G. Frenssen, un vol. Berlin, librairie Grote, 1905.