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prendre au sérieux. Si grande était la force de la vieille tradition nationale que, aux environs de l’année 1890, lorsque notre roman naturaliste français a envahi l’Allemagne, la jeune école des naturalistes berlinois et munichois s’est bornée à introduire dans le cadre ancien de la chronique un ensemble de sujets et de termes plus réalistes, ou peut-être simplement plus grossiers, sans toucher jamais au cadre lui-même : promenant ses personnages dans les usines, les cabarets, et les cafés-concerts, dans les plus noirs bas-fonds de la société, d’une allure toute pareille à celle que ses devanciers avaient adoptée pour promener les leurs sur les remparts des burgs féodaux ou dans les prairies verdoyantes du rêve. Et ce n’est que tout récemment que nous avons vu l’élite des auteurs d’outre-Rhin se décider enfin, avec l’approbation manifeste de la grande majorité du public, et sous l’influence de modèles qui leur arrivaient des autres pays, à modifier ou à abandonner cette vénérable conception du roman qui, à travers un long siècle, avait permis à l’âme allemande d’exprimer ce qu’il y avait en elle de plus original et de plus profond.


II

Voici d’abord le plus célèbre, à coup sûr, des romanciers allemands d’aujourd’hui : M. Gustave Frenssen. Lorsque j’ai rendu compte de son Jœrn Uhl, en 1902[1], ce roman allait atteindre sa trentième édition ; il a maintenant dépassé sa deux-centième, et tout porte à supposer que sa popularité n’est point près de s’éteindre. Popularité qui prouve bien, une fois de plus, la tendresse foncière des compatriotes de M. Frenssen pour la forme ancienne du roman, telle que j’ai tenté de la définir : car on ne saurait imaginer un récit plus opposé à nos habitudes latines que cette interminable et méticuleuse relation d’une vie de paysan, où l’auteur, après avoir emprunté à Dickens presque toute son intrigue, semble vraiment s’attacher à en effacer les contours, de manière à faire apparaître sur un même plan les hommes et les choses, le monde des idées et celui des faits, les plus graves catastrophes et les menus événemens les plus journaliers. Mais sans doute M. Frenssen, soulevé brusquement au

  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1902.