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subtil, et peut-être le plus apte qui soit à divertir des tristesses ou de la laideur de la vie réelle. Parmi les choses passées dont la mémoire me reste vivante, avec quel bonheur je revois ces soirées d’automne où, jadis, assis auprès d’un poêle de faïence, dans une « chambre meublée » berlinoise, je procédais à la découverte imprévue du roman allemand !


D’où vient donc, demandera-t-on, que ce genre soit d’une découverte aussi difficile ? D’où vient qu’il ne puisse être goûté que dans son pays, et qu’un profond ennui s’en dégage dès que l’on essaie de le transplanter ? À ces questions j’ai eu souvent déjà l’occasion de répondre. Ce qui nous a fermé, pour ainsi dire, depuis plus d’un siècle, le roman allemand, c’est que celui-ci, tout en portant le même nom que notre roman français ou anglais, constituait un genre littéraire tout à fait différent, un genre qui n’avait ni le même caractère, ni le même objet, ni les mêmes règles et les mêmes procédés : de telle sorte que sa lecture, immanquablement, nous déconcertait dans notre habitude de concevoir et d’aimer un roman. Pour habile et fort que pût être le romancier allemand qui se présentait à nous, ce qu’il nous offrait n’était point ce que nous en attendions ; et toujours son roman nous ennuyait, jusque dans la traduction la plus élégante, comme nous ennuierait à écouter le plus beau sermon, dans un théâtre où l’on nous aurait promis une comédie.


Après comme avant le naturalisme, — disais-je naguère à propos de la dernière œuvre de Théodore Fontane[1], — notre goût français continue à regarder le roman comme une sorte de drame écrit, où les personnages doivent agir, où les faits doivent « marcher, » et marcher autour d’une idée ou d’un fait central. Mais, au contraire, pour les Allemands, la séparation est absolue entre le roman et le drame. Le roman, pour eux, n’a besoin ni d’action, ni d’intrigue ; il peut même se passer d’un centre, et traiter à la fois plusieurs sujets différens : car le roman tel qu’ils le demandent, et tel que le leur ont donné les meilleurs de leurs romanciers, est simplement quelque chose comme une chronique, — au sens ancien de ce mot, — une restitution lente et minutieuse de types ou de milieux qui leur sont familiers. Libre à l’auteur, après cela, d’y introduire toute la fantaisie ou tout le réalisme qu’il voudra, d’être Jean-Paul Richter ou Théodore Fontane : l’essentiel est qu’il leur présente des figures dont ils puissent imaginer la vie, et qu’ensuite il laisse ces figures vivre à loisir devant eux.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1898.