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n’est pas évité de voir la troupe tirer sur la troupe : « Sur le boulevard, devant l’hôtel Montmorency, des gardes françaises, échappés de leurs casernes, font feu sur un détachement fidèle de Royal-Allemand. »

Tout ce qui est ou tend à être le désordre se trouve ligué contre tout ce qui figure l’ordre. « Tous les pouvoirs sont confondus, anéantis, remarque amèrement une commission provinciale ; la force publique est nulle, tous les liens sont rompus, tout individu se croit affranchi de toute espèce de devoirs, l’autorité publique n’ose plus se montrer et c’est un crime d’en avoir été revêtu. » Dusaulx lui-même, quoique prévenu favorablement, confesse qu’il « a cru assister à la décomposition totale de la société. » Est-ce bien « l’Anarchie, l’étouffant, l’accablant, meurtrier et mortel Gouvernement du Pas-de-Gouvernement ; » l’anarchie par paralysie générale des pouvoirs réguliers et légaux, par foisonnement, pullulement, envahissement de toutes petites archies irrégulières et illégales ? « De ce grand État démoli, il reste 40 000 tas d’hommes, chacun isolé et séparé, villes, bourgades, villages, où des corps municipaux, des comités élus, des gardes nationales improvisées tâchent de parer aux plus grands excès. » Mais des communes, des « corps municipaux » ou même des « comités élus, » c’est encore on ne sait ou plutôt on sait quoi de régulier, de légal, d’organisé ou presque, c’est encore de l’ordre. Il faut descendre plus bas. « Par-delà le Roi inerte et désarmé, par-delà l’Assemblée désobéie ou désobéissante, on aperçoit le monarque véritable, le peuple, c’est-à-dire l’attroupement, 100, 1 000, 10 000 individus rassemblés au hasard, sur une motion, sur une alarme, et tout de suite, irrésistiblement, législateurs, juges et bourreaux. » Le plus affreux, quand le pouvoir traîne à terre, est de voir par quelles mains il est, en lambeaux, ramassé.

Ce que la fougue visionnaire de Carlyle a deviné, la forte analyse de Taine le discerne et le précise : « Si mauvais que soit un gouvernement, il y a quelque chose de pire, c’est la suppression du gouvernement. Car c’est grâce à lui que les volontés humaines font un concert, au lieu d’un pêle-mêle. Il sert dans une société à peu près comme le cerveau dans une créature vivante. Inconsidéré, dépensier, absorbant, souvent il abuse de sa place, et surmène ou fourvoie le corps qu’il devrait ménager et guider. Mais, à tout prendre, quoi qu’il fasse, il fait encore plus de bien que de