Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 41.djvu/832

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fut Jacqueline, la sœur toujours tendrement aimée, qui fut l’instrument de cette conversion nouvelle. On sait le reste : la nuit du 23 novembre 1654, — « Certitude, certitude. Sentiment. Joie. Paix, „ — la polémique des Provinciales, le miracle de la Sainte-Épine, le dessein fermement conçu et douloureusement poursuivi des Pensées[1]… Et ici, une question se pose, qu’on n’a guère posée, ce me semble, et qui est peut-être la raison dernière et la justification générale des pages qui précèdent. L’apologétique de Pascal aurait-elle eu cette profondeur d’humanité, cet accent vécu, intime et concret, cette haute portée toujours active, s’il n’avait pas traversé, durant quelques années peut-être, la crise sentimentale que nous avons essayé de décrire ? Pascal n’a aimé d’amour que son Dieu, c’est entendu ; mais son Dieu eût-il été essentiellement pour lui un « Dieu d’amour et de consolation, » un « Dieu sensible au cœur, » si ce Dieu n’avait pas été, dans la réalité de sa vie intérieure, le grand « consolateur » de son « cœur » malade, s’il n’avait pas répondu pleinement aux aspirations, aux effusions inassouvies de sa sensibilité[2] ? L’amour divin n’est assurément point l’amour humain, et l’on ne saurait trop protester contre les assimilations grossières où s’aventurent parfois certains carabins aussi novices en matière de mystique que de psychologie générale. Mais enfin, et sous peine de tomber dans la plus conventionnelle et la plus abstraite des logomachies, il faut bien reconnaître que ces deux sentimens ont entre eux plus d’un trait commun ; qu’ils procèdent tous deux d’un même besoin de l’âme, du besoin de sortir de soi et d’échapper à sa personnalité éphémère ; que l’un peut conduire

  1. On dispute encore, comme chacun sait, sur l’origine exacte de l’Apologie rêvée par Pascal. Faut-il en rapporter l’origine au miracle de la Sainte-Épine ? ou à la seconde conversion ? ou à la première, — comme je le croirais très volontiers pour ma part, — ou enfin, comme quelques-uns l’ont prétendu, à la période mondaine ? — Je trouve à cet égard une curieuse indication dans un article de M. Eugène Griselle sur Pascal et les « Pascalins, » d’après des jugemens contemporains (Revue de Fribourg, juillet 1907). Les « Pascalins » sont un terme un peu méprisant dont se servait le fougueux janséniste Bridieu, archidiacre de Beauvais, pour désigner les admirateurs et les disciples de Pascal. Or, voici, d’après un manuscrit du temps, le témoignage de Bridieu en ce qui concerne l’origine des Pensées : « M. Pascal a fait ses fragmens contre huit esprits forts de Poitou, qui ne croyaient point en Dieu : il les veut convaincre par des raisons morales et naturelles. » — Pascal fit effectivement, nous le savons, un voyage en Poitou, avec Méré et le duc de Roannez, dans le courant de l’année 1652.
  2. Cf. dans les Pensées (éd. Brunschvicg, n° 479) : « S’il y a un Dieu, il ne faut aimer que lui, et non les créatures passagères. »