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carrière. Pour ne citer que des noms connus, le Discours est-il de Saint-Evremond, de Méré[1], de Miton, — et pourquoi pas de La Bruyère ? N’est-il pas plutôt d’un esprit, sinon « supérieur, » tout au moins extrêmement distingué, et qui, nourri de Pascal et de Descartes, — car M. G. Michaut, dans son édition du Discours[2], a fort bien montré qu’il y avait dans ce morceau presque autant de Descartes que de Pascal, — et doué d’ailleurs d’un très joli tour de style, comme tant de gens, même obscurs, de son temps, — on écrivait si bien au XVIIe siècle ! — n’a pas pu, ou voulu, ou daigné remplir tout son mérite d’écrivain ? Bien hardi, ou bien téméraire qui voudrait choisir entre ces multiples hypothèses. Elles n’offrent toutes pas beaucoup moins de consistance que celle qui a fait attribuer le Discours à Pascal, — et que nous ne rejetons pas définitivement de l’histoire, mais que nous écartons simplement, que nous ajournons plutôt, comme insuffisamment établie.

Car allons-nous, pour conclure, et par un dogmatisme à la fois analogue et contraire à celui de Victor Cousin, allons-nous nier que Pascal puisse être l’auteur du Discours sur les passions de l’amour ? Nous nous en garderons bien ! La chose n’est certes point métaphysiquement impossible ; mais, historiquement, elle n’est point prouvée. Fondée sur de simples ressemblances littéraires, et sur l’autorité, d’ailleurs fragile et peu confiante en elle-même, d’un témoignage unique et d’un témoignage anonyme, l’hypothèse a contre elle des présomptions très fortes. « Il faut savoir, a dit Pascal, douter où il faut, assurer où il faut, en se soumettant où il faut. » En l’espèce, nous doutons. Ni littérairement, ni même moralement, le Discours n’est assurément indigne de l’auteur des Pensées, voilà tout ce que l’on peut dire. Mais qu’en fait il soit de lui, c’est ce que, dans l’état actuel des faits et des textes, rien ne nous permet d’affirmer.

  1. L’attribution au chevalier de Méré, — l’idée m’a été suggérée par quelqu’un qui devrait bien la reprendre et la développer publiquement, pour le plus grand plaisir des lecteurs du Journal des Débats, puisqu’elle est de M. Chantavoine, — cette attribution pourrait s’appuyer sur ce fait que la fameuse distinction entre l’esprit géométrique et l’esprit de finesse, qui figure et dans le Discours, et dans le traité de l’Esprit géométrique et dans les Pensées, semble bien avoir été empruntée par Pascal à Méré. Toutefois, — et j’emprunte cette observation nu livre de M. Strowski dont j’ai parlé plus haut, — il y a lieu de noter que la formule même « esprit géométrique » et « esprit de finesse » n’est nulle part dans Méré, et qu’on ne la trouve que dans Pascal, — ou dans ceux qui ont lu Pascal.
  2. Paris, Fontemoing, 1900.