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Mais la valeur d’un organisme aussi complexe que l’armée ne résulte pas uniquement de la valeur des individus qui le composent : il faut à cet organisme une valeur morale propre, collective, qui dépend d’un certain nombre de facteurs, l’autorité du commandement, la discipline, l’esprit de sacrifice, en un mot la cohésion sans laquelle la masse n’est qu’une cohue. Notre armée de 1870 possédait au plus haut point ces divers élémens de puissance : ce qui lui manqua, outre le nombre, ce furent des chefs préparés à la guerre par l’étude approfondie des campagnes antérieures et une doctrine offensive qui avait momentanément disparu. Aussitôt après la guerre 1870-71, notre armée, consciente de ses fautes, se mit résolument à l’étude des campagnes des grands capitaines, particulièrement des campagnes de Napoléon, dont les leçons, oubliées en France, avaient été si bien mises à profit contre elle. La rapide réorganisation de nos forces et les progrès extraordinaires accomplis rendirent à tous la confiance, l’enthousiasme et l’espérance. Aux manœuvres de 1891, l’armée atteignit le summum de sa valeur morale et, au mémorable déjeuner de Vitry, qui en fut la clôture, M. Carnot, président de la République, dans un discours vibrant de patriotisme, le montra d’une manière éclatante. Les officiers étrangers constataient, les uns avec une admiration et une sympathie sincères, les autres avec une crainte jalouse, le relèvement si frappant de l’armée française. Depuis lors l’armée fit encore des progrès techniques et tactiques, mais jamais son état moral ne fut plus haut qu’en 1891. A partir de cette date, soutenus par les étrangers intéressés, les ennemis intérieurs de l’armée commencèrent cette campagne conduite avec une ténacité, un art, une patience pour lesquels nous aurions la plus grande admiration, si le but en était louable. Ils comprennent des philosophes humanitaires de très bonne foi, des utopistes qui croient à la paix universelle et à l’amitié entre les peuples, enfin les adversaires de l’ordre social et de nos institutions : pour tous, la suppression de l’armée permanente est la première étape nécessaire vers le but qu’ils se proposent. Tous ces désorganisateurs consciens furent et sont encore aidés par les jeunes intellectuels de la bourgeoisie qui fuient le service militaire, puis par quelques législateurs sans conscience qui, par intérêt électoral, ne craignent pas, pour flatter la passion la plus basse, l’égoïsme, de diminuer les charges indispensables