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du peuple dit tout haut toute sorte de sottises contre lui. » Ce fut bien pis, lorsque, le 21 février, il alla seul donner l’eau bénite au Duc de Bourgogne. Il essuya sur son passage « les insultes les plus atroces d’un peuple qui ne se contenoit pas, qui lançoit tout haut les discours les plus énormes, qui le montroit au doigt avec les épithètes les plus grossières, que personne n’arrêtoit et qui croyoit lui faire grâce de ne pas se jeter sur lui et le mettre en pièces. » Lorsqu’il conduisit, quelques jours après, le convoi funèbre à Saint-Denis, il fallut, dans la traversée de Paris, prendre quelques précautions, et lorsque le convoi passa devant le Palais-Royal, « le redoublement de cris, de huées, d’injures, fut si violent qu’il y eut lieu de tout craindre pendant quelques minutes[1]. »

Ce n’était pas seulement dans les rues et les cafés de Paris que ces bruits atroces circulaient. Ils avaient gagné les salons de Versailles et de Marly où le duc d’Orléans était peu aimé, les uns s’en faisant l’écho « avec un air d’horreur, de crainte, de retenue, » les autres, au contraire, en parlant « à bouche ouverte, » criant vengeance contre le duc d’Orléans et demandant « si on ne la feroit point, avec un air d’indignation et de sécurité la plus effrénée[2]. »

La maladie du petit Dauphin, celle du duc d’Anjou, son frère, survenant au commencement de mars, la mort de l’un, le rétablissement de l’autre, achevèrent de tourner les têtes. En effet, la duchesse de Ventadour se refusa énergiquement à laisser soigner par les médecins l’enfant dont elle avait la garde. Elle s’enferma avec lui et le mit au lait de femme ; en même temps elle lui administra un contrepoison dont elle avait demandé la recette à la comtesse de Verrue[3]. Mais ce fut au contrepoison qu’on n’hésita pas à attribuer le salut de celui qui devait être un jour Louis XV. Alors qu’il était au plus mal, on se répétait un propos qu’aurait tenu le maréchal de Noailles. Comme on se demandait devant lui qu’elle pouvait être la cause de tant de morts : « Peut-on l’ignorer ? aurait-il répondu. Si celui qui agonise périt, je serai le Brutus[4]. »

  1. Saint-Simon. Édition Chéruel de 1857, t. X, p. 151.
  2. Ibid., p. 145.
  3. La comtesse de Verrue passait, lorsqu’elle était à Turin la maîtresse de Victor-Amédée, pour avoir été l’objet d’une tentative d’empoisonnement.
  4. Vie du Régent, par la Mothe de la Hodde, t. I, p. 109. Tous les historiens, Voltaire dans son Siècle de Louis XIV, La Beaumelle dans ses Mémoires sur madame de Maintenon, Duclos dans ses Mémoires secrets, Reboulet dans son Histoire du règne de Louis XIV, le duc de Luynes dans ses Mémoires, s’étendent sur ces accusations, les uns pour les repousser, les autres, comme le duc de Luynes, semblant y ajouter quelque foi. Suivant le duc de Luynes (t. XII, p. 163), le Duc de Bourgogne aurait refusé au cours de sa maladie de recevoir le duc d’Orléans à qui il attribuait la mort de sa femme, et, suivant Saint-Simon (t. X, p. 115), lui-même se serait cru empoisonné. On sait avec quelle violence La Grange-Chancel, dans ses affreuses Philippiques, reproduit ces accusations, et l’on connaît ces vers :
    Nocher des ondes infernales,
    Prépare-toi, sans t’effrayer,
    A passer les ombres royales
    Que Philippe va t’envoyer.
    (Édition Lescure.)