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Cour était tout entière à son affliction, affliction très réelle, car, sauf par l’ancienne cabale de Meudon ou par la petite cour que la duchesse du Maine rassemblait à Sceaux, le Duc et la Duchesse de Bourgogne étaient sincèrement pleures. On pourrait croire également qu’aucune autre passion n’agitait les courtisans que des questions d’étiquette ou d’intérêt, car la disparition simultanée du prince et de la princesse mettait fin à beaucoup d’emplois et ouvrait en même temps carrière à des ambitions nouvelles. Mais ce serait bien mal s’imaginer ce qui se passait alors à la Cour. Pour le savoir, il nous faut prêter l’oreille à ce témoin redoutable sans le secours duquel il est impossible d’écrire de ces temps une histoire tant soit peu vivante, et au témoignage duquel il est cependant bien rare qu’il faille se fier complètement. C’est Saint-Simon que nous voulons dire, et c’est lui qui va nous apprendre quel furieux orage, dont Sourches et Dangeau sont bien trop prudens pour noter les éclats, soulevait alors la Cour.

Parmi les courtisans qui avaient vieilli à la Cour de Louis XIV, il y en avait beaucoup qui étaient dans la force de l’âge lorsque avait éclaté la dramatique affaire des poisons, si bien racontée naguère par M. Funck-Brentano. Ceux qui n’étaient point, par leur âge, contemporains de la Brinvilliers ou de la Voisin, avaient entendu parler de la Chambre ardente et recueilli des récits dont la tradition avait plutôt grossi qu’atténué l’horreur. L’Europe entière avait d’ailleurs la croyance facile au poison. Lorsque avait disparu la première femme de Charles II, la fille de Monsieur, qui était si populaire en Espagne, lorsque le fils de l’Electeur de Bavière, qui avait été un instant choisi par Charles II comme héritier, avait disparu à la fleur de l’âge, la maison d’Autriche avait été hautement accusée d’un double empoisonnement. Il était donc inévitable qu’une mort aussi inopinée et aussi rapide que celle du Duc et de la Duchesse de Bourgogne fît naître les mêmes bruits, et certaines circonstances au moins singulières y vinrent immédiatement donner créance.

Le 18 janvier précédent, le Roi était venu s’installer à Marly. La Dauphine l’y avait suivi et y avait amené les officiers de sa maison, entre autres Boudin, devenu son premier médecin depuis la mort de Monseigneur, qui était familier avec elle et qui la divertissait par la brusquerie de ses propos. A peine la Cour était-elle installée à Marly depuis quelques jours que Boudin lui vint dire qu’il avait des avis sûrs qu’on la voulait empoisonner,