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les traductions supposées sont loin d’être conformes à l’usage des mots dans la langue homérique. Si un poète ionien avait voulu exprimer, par un nom de déesse, l’idée de « cacher, » il aurait pu appeler cette déesse Keutho ou Krypto, il ne l’aurait pas appelée Kalypso. Mais le vrai défaut de l’hypothèse est d’une nature plus générale. On trouve en Grèce un assez grand nombre de noms qui semblent être ou qui sont manifestement d’origine sémitique. Fort peu de ces noms ont été remplacés par des équivalens grecs. Pourquoi le narrateur des pérégrinations d’Ulysse se serait-il donc imposé ce labeur étrange de transposer d’une langue dans une autre des noms que l’usage ne l’obligeait aucunement à traduire et qui, ainsi traduits, ne devaient plus être reconnus de personne ? Il faudrait, pour en donner une explication satisfaisante, lui prêter un dessein arrêté de dissimuler ses emprunts, et ceci nous mène à l’objection de principe que soulève la théorie même du périple phénicien, ou plutôt celle d’un périple, quel qu’il soit.

L’emploi d’un document géographique implique, de la part d’un narrateur, une préoccupation d’exactitude. Or, quiconque s’applique à être exact, tient à le faire constater par ceux auxquels il s’adresse. Il y a contradiction à imaginer un poète qui se ferait géographe, qui tiendrait à ne rien dire que de rigoureusement vrai, et qui, pourtant, s’arrangerait de telle sorte que cette vérité dût nécessairement échapper à son public. C’est pourtant là l’étrange manière de procéder qu’il faudrait attribuer au poète odysséen, si l’hypothèse en discussion devait être admise. Supposons avec M. Bérard que l’île de Calypso soit réellement un certain îlot déterminé, voisin d’une terre qui aurait été appelée par les Phéniciens terre ou île de la Cachette (Hispania). Quel est celui des marins de Mile ! ou de Phocée qui l’aurait reconnue, une fois transformée en Ogygie, et qui se serait douté que le nom même de Calypso dissimulât celui de cette terre ? Ajoutons qu’un narrateur, soucieux de se montrer bien informé, aurait dû s’appliquer tout particulièrement à noter les directions et les distances. Le nôtre semble avoir le souci contraire. Lorsque Ulysse, quittant avec sa Hotte le pays des Lotophages, c’est-à-dire, suivant M. Bérard, l’île de Djerba dans le golfe de Gabès, arrive chez les Cyclopes, qui, d’après lui, habitaient les environs de Cumes en Italie, voici ce que le texte odysséen dit de ce long-voyage : « De là, nous naviguions plus loin, très affligés ; et