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contrebandiers d’enlever la jeune femme et de la déposer dans la rue, telle qu’elle était, en petites pantoufles, en pet-en-l’air et cotillon court, un peignoir sur les épaules et les cheveux épars.

Ainsi Mme la Directrice s’en va par les rues, encadrée de deux bandits hirsutes et poussiéreux qui ont le fusil sur l’épaule. L’air agite ses longs cheveux déployés en éventail, ses petites mules clapotent sur les pavés noircis. La chaussée est bordée de maisons de bois aux boutiques basses et profondes, dont les étages supérieurs, soutenus par des poutres, forment auvent sur la rue.

Mandrin a son grand chapeau de feutre noir, dont la visière antérieure, rabattue, ombrage ses yeux clairs, son visage aux traits énergiques, hâlé. Ses boucles blondes lui tombent sur la nuque. Un foulard rouge au cou, son gilet de panne rouge, et son habit de pinsbeck gris, aux boutons de cuivre brillant, une culotte de peau, des guêtres noires, des souliers aux boucles d’argent. A la ceinture de soie verte et rouge brillent les crosses de deux pistolets, au côté l’épée en verrouil, et, dans la main droite, sa fidèle carabine à deux coups, baïonnette au canon.

« Je précédai cette incivile bande de trente pas, » écrit le lieutenant de Roi, M. de Nohan. Le spectacle était des plus curieux. Les marchands se pressaient au pas des portes et les femmes se mettaient aux fenêtres. Mandrin et ses hommes étaient d’une gaieté folle. En passant, ils expliquaient aux bourgeois et aux bourgeoises, avec des quolibets et des lazzis, que les braves gens comme eux devaient être sans crainte : on n’en voulait qu’à la Ferme et à ses suppôts.

« Sur les onze heures du matin, dit Joly de Fleury, nous fûmes informés de ces faits par différentes personnes de considération.

« Ayant vu par nous-mêmes, poursuit l’intendant, plusieurs de ces contrebandiers qui entraient avec ladite dame de la Roche dans la première cour de la maison que nous habitions, nous avons prié M. de Rohan, lieutenant de Roi de cette ville, et M. de Chossat, capitaine au régiment de Nice, tous deux chevaliers de Saint-Louis, d’aller trouver de notre part le commandant de la troupe et de l’engager à se retirer. »

Ces détails sont délicieux et rendus par Joly de Fleury sur un ton de distinction et d’humour tranquille, qui en rehausse la saveur.

Les deux chevaliers de Saint-Louis trouvèrent en Mandrin un homme qui, comme eux, savait négocier dans les belles