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conception collective des peuples étrangers. C’est ce que Thucydide, avec son admirable sens historique, avait déjà noté[1]. Le nom d’Hellènes, qui domine en quelque sorte le Catalogue hésiodique, puisque toutes les tribus grecques y étaient rattachées à Hellen, fils de Deucalion, ne désigne dans l’Iliade qu’une petite tribu thessalienne. Cela prouve clairement qu’il n’avait pas encore de valeur nationale[2]. Un poète, à moins de le supposer archéologue de profession, n’aurait pas attribué à un nom une signification abolie et oubliée, en opposition avec celle qui était seule connue de son public. Les noms collectifs d’Argiens, de Danaens, d’Achéens ne sont pas non plus, à proprement parler, des noms nationaux. Jamais les Grecs ne se sont appelés Argiens ou Danaens, ni même Achéens. Ces noms désignaient, dans la tradition poétique, les hommes venus d’Argos ou de l’Achaïe thessalienne qui étaient censés avoir assiégé Troie. Ils se rapportaient donc à un groupement passager, dans lequel, il est vrai, la légende engloba peu à peu presque toutes les tribus de la Grèce continentale, et même les habitans de plusieurs îles. On n’y attachait aucune idée de filiation, aucune notion d’un ancêtre commun. Quant aux noms, si importans dans la Grèce historique, d’Ioniens, de Doriens, d’Eoliens, on peut dire qu’ils sont étrangers à la poésie homérique. Et ce n’est pas qu’elle les ignore absolument ou qu’elle ait scrupule de les employer. Elle nomme une fois les Doriens (Odyssée, XIX, 177) et une fois aussi les Ioniens (Iliade, XIII, 685) ; mais elle ne les connaît qu’à l’état de dans isolés, dont le nom n’a pris encore aucune extension. De même, elle mentionne des princes fils d’Éole (Iliade, VII, 154 ; Odyssée, XI, 237) ; mais il n’y a point pour elle de groupe ethnique éolien. Tout cela est fort naturel, si nous voulons bien comprendre que ces noms n’ont pris leur importance historique que peu à peu. Aux temps homériques, les confédérations qui en ont assuré la prééminence n’existaient pas encore. Les Grecs

  1. Thucydide, I, 3. Le grammairien Aristonique lui opposait le passage, d’ailleurs unique (Iliade, II, 867), où les Cariens sont appelés « hommes à la langue barbare. » Si ce vers n’est pas récent, il prouve simplement que le mot « barbare » commençait à être employé pour désigner quelque chose d’exotique ; il ne s’appliquait qu’au langage ; nulle part, dans l’Iliade, les ennemis des Grecs ne sont qualifiés collectivement de « barbares. »
  2. Dans l’Iliade, II, 530, le nom de « Panhellènes, » qu’on ne rencontre nulle part ailleurs, parait désigner une confédération de tribus de la Grèce centrale. Au contraire, chez Archiloque (fr. 52, Bergk), il désigne déjà manifestement tous les Grecs sans distinction.