Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 41.djvu/612

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étrangers y sont indifférens. Le meurtrier ne leur inspire aucune horreur. La purification rituelle n’existe pas encore[1]. Or, dans la première partie du poème appelé Éthiopide, qui ne peut guère être postérieur lui-même à l’an 700, nous constatons, chez un aède ionien, une croyance toute différente. Il racontait qu’Achille, ayant tué Thersite, qui l’avait insulté, dut, pour apaiser la colère de l’armée, se rendre à Lesbos et s’y faire purifier par Ulysse près de l’autel d’Apollon. Ainsi, dans le même pays et dans le même genre poétique, nous rencontrons deux croyances divergentes sur un point essentiel de la morale religieuse. Elles ne peuvent pas être contemporaines. La seconde, celle qui implique la nécessité de la purification, se rattache à la religion apollinienne et delphique. Elle a dû se développer, à partir du milieu du VIIIe siècle, avec l’influence du sanctuaire pythien. L’Odyssée, même en ses parties les plus récentes, n’en a pas encore subi l’influence. Par là, nous sommes amenés à penser que ce poème, dans son ensemble, et sauf, bien entendu, tel ou tel remaniement ultérieur, doit être placé à une date antérieure à l’an 750. On pourrait recueillir beaucoup d’autres indices de même nature et de même valeur en étudiant de près, dans le même poème, le degré de développement de certaines idées morales, par exemple des idées de « justice, » de « loi, » degré qui ne correspond pas à ce que nous savons de l’Ionie du VIIe siècle. De telle sorte que la période « homérique, » c’est-à-dire le temps où se sont constituées successivement l’Iliade, puis l’Odyssée, ayant pour limite inférieure l’an 750, devrait s’étendre dans le passé jusqu’à l’an 900 environ, sinon même plus loin.

Ceci est confirmé d’une manière intéressante par l’idée que nous donne l’Iliade de l’armée grecque et de l’armée troyenne.

Évidemment, la notion d’une communauté de race entre les hommes qui obéissent aux ordres d’Agamemnon est comme sous-entendue dans le poème : mais il faut reconnaître que la conscience nationale ne s’y manifeste encore que faiblement. Il lui manque une dénomination ethnique qui s’opposerait à une

  1. Ulysse, abordant inconnu à Ithaque, ne craint pas de se faire passer, auprès du premier qu’il rencontre, pour un homme qui en a tué un autre (XIII, 267 et suiv.). Télémaque, revenant de Pylos, prend dans sa barque, sans le moindre scrupule, un Argien, qui vient de frapper à mort un de ses compatriotes ; et cet Argien, pour le toucher, ne trouve rien de mieux que de lui raconter spontanément ce qu’il a fait (XV, 271 et suiv.).