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— Mais alors, ne serait-il pas plus prudent de se rallier à ce qui se présente comme pouvant arrêter ces calamités anarchiques, si raisonnables à prévoir, dont vous faites la terrifiante peinture ?

Mme Récamier profita de cette ouverture pour dire que j’avais été au Palais-Royal le matin. Elle se hasarda à ajouter qu’on y attachait un grand prix à son suffrage, à sa coopération.

On comprenait les objections qu’il pourrait avoir à prendre une part active au gouvernement ; mais on pensait qu’il consentirait peut-être à retourner à Rome.

Il se leva en disant : « Jamais. » Et il se mit à se promener à l’autre extrémité de la petite galerie.

Mme Récamier et moi continuâmes à causer, entre nous, des convenances de son séjour à Rome ; des services qu’il pouvait y rendre à la religion ; du rôle tout naturel et si utile que l’auteur du Génie du Christianisme avait à y jouer dans de pareils prédicamens, etc.

Il feignait de ne pas nous écouter. Cependant il s’adoucissait, sa marche se ralentissait ; lorsque tout à coup, s’arrêtant devant une planche chargée de livres et se croisant les bras, il s’écria :

— Et ces trente volumes qui me regardent en face, que leur répondrais-je ? Non… non… ils me condamnent à attacher mon sort à celui de ces misérables ! Qui les connaît ? Qui les méprise ? Qui les hait plus que moi ? »

Et alors, décroisant ses bras, appuyant les mains sur les bouts de cette longue table qui nous séparait, il fit une diatribe contre les princes et la Cour. Il laissa tomber sur eux les expressions de cet âpre mépris que sa haine sait enfanter, avec une telle violence que j’en fus presque épouvantée.

Le jour finissait ; et par la situation où il était placé, cette figure coiffée de ce mouchoir vert et rouge se trouvait seule éclairée dans la chambre, et avait quelque chose de satanique.

Après cette explosion, il se calma un peu, se rapprocha de nous, et, prenant un ton plus tranquille : « Quel Français, dit-il, n’a pas éprouvé l’enthousiasme des admirables journées qui viennent de s’écouler ? Et sans doute ce n’est pas l’homme qui a tant contribué à les amener qui a pu rester froid devant elles. »

Il me fit alors un tableau du plus brillant coloris de cette résistance nationale. Et, s’admirant lui-même dans ce récit, il se laissa fléchir par ses propres paroles.