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En approchant de la rue Saint-Florentin, Mademoiselle me fit mettre à côté d’elle, à l’intention de la masquer le plus possible : « Je ne veux pas que le vieux homme boiteux[1]m’aperçoive, me dit-elle, il est si fin ! Il serait capable de me reconnaître de sa fenêtre. Je ne me soucie pas qu’il remarque mon passage, et encore bien moins d’être exposée à lui parler. »

Nous arrivâmes, sans avoir fait aucune rencontre, jusqu’à la rue des Champs-Elysées. Je m’arrêtai pour débiter au portier de l’ambassadeur le message convenu. Mademoiselle poursuivit sa route. Je la rejoignis comme elle entrait chez moi ; je l’y avais à peine installée que Pozzo arriva.

Il m’avertit qu’on viendrait le demander pour donner une signature. Je l’introduisis auprès de la princesse et je les laissai. J’écrivis un mot à M. Pasquier pour le prévenir qu’il était attendu.

Bientôt survint M. de Lobinski, apportant une dépêche à signer. J’allai chercher Pozzo. En faisant ses excuses à Mademoiselle de la quitter, il lui dit : « C’est pour votre service ; je vais signer la dépêche dont je vous rendais compte, pour ne pas retarder le départ du courrier. »

Il signa effectivement deux grandes lettres et rentra dans la pièce où Mademoiselle l’attendait. Je restai seule avec Lobinski. Il avait apporté une petite écritoire de poche, je lui fis une plaisanterie sur cette précaution. Il me donna la plume : « Gardez-la, me dit-il, comme une plume d’honneur. Vous l’avez bien méritée. Vous ne savez pas vous-même toute l’étendue du service que vous avez rendu, non seulement à votre pays, mais à l’Europe entière qui vous devra le maintien de la paix. Soyez bien contente de vous-même, madame, vous avez droit de l’être. »

Je voulus prendre cette allocution solennelle en riant, et j’acceptai la plume : « Je parle très sérieusement, reprit-il, vous ne savez pas la portée de ce que vous avez empêché ; réjouissez-vous-en comme Française, je vous en remercie comme Russe. »

Ces paroles de Lobinski m’ont fait penser que ces dépêches, si bénévoles pour nous, en remplaçaient d’autres d’une tout autre tendance.

Ce fut aussi l’opinion de M. Pasquier à qui je les rapportai sur-le-champ. Peut-être cependant ne faisaient-elles allusion

  1. Le prince de Talleyrand. Il habitait l’hôtel qui fait le coin de la rue de Rivoli et de la rue Saint-Florentin, en face du ministère de la Marine.