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Cette impression m’a paru tout à fait générale : mais il ne faut pas l’oublier, je parle seulement de ce que j’ai vu. Il est possible que dans d’autres quartiers, elle ait été toute différente.

Il me faut encore m’arrêter en route pour raconter une circonstance dont j’ai été témoin. Je ne me la rappelle jamais sans émotion. Nous suivions péniblement la rue du Roule, ayant à gravir les barricades aussi bien que la montagne.

Nous fûmes atteints par un groupe, en tête duquel marchait un élève de l’Ecole polytechnique sortant à peine de l’enfance. Il tenait son épée à la main et, en l’agitant, répétait d’une voix grave et sonore : « Place aux braves ! »

Toutes les barricades s’abaissaient en un clin d’œil pour laisser passer une patrouille armée, au milieu de laquelle était porté un blessé sur une civière.

Ce cortège nous eut bientôt dépassés. Cependant, nous hâtâmes le pas pour profiter de la route qui s’ouvrait devant lui, et qui se refermait aussitôt. Près d’arriver à l’hôpital Beaujon, il s’arrêta, il y eut un moment d’hésitation et quelques paroles échangées.

La civière fut posée à terre, le jeune élève, qui par l’élévation du terrain, si rapide en cet endroit, se trouvait dominer toute la scène, allongea son bras et son épée ; et, de cette belle voix, si grave et si sonore, que j’avais déjà remarquée, dit avec l’expression la plus pénétrée : « Paix aux braves. »

Tout ce qui était dans la rue, y compris l’escorte populaire qui formait le cortège, s’agenouilla. Après un instant de recueillement, la civière fut relevée, et le convoi retourna sur ses pas. Il faut ajouter que l’uniforme et le bonnet, portés sur la civière, indiquaient clairement le blessé, qui venait d’expirer en se rendant à l’hôpital, comme étant un grenadier de la garde royale.

Je ne pense jamais à cette scène sans éprouver un véritable attendrissement.

Un de mes motifs pour aller à Neuilly était de ménager au duc de Raguse la protection spéciale des princesses, s’il se trouvait dans une position aventureuse, à la suite de ce qui s’était passé à Saint-Cloud. Nous convînmes, Arago et moi, que tous deux nous parlerions de lui. Il devait rapporter les conversations qu’il avait eues avec le maréchal à l’Académie et aux Tuileries.