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lundi matin, peu s’en faut que toute la population ouvrière ne se trouve, plus ou moins, en état d’ivresse. Vainement le père de famille s’ingénie à prendre de bonnes résolutions : les tentations de boire l’entourent, le harcèlent, ne lui laissent pas un instant de trêve. Il boit pour se donner de la force à l’ouvrage, ou pour se remettre de sa fatigue, au sortir de l’ouvrage ; il boit pour combattre l’influence malsaine de la pluie et du brouillard, ou pour digérer la pitoyable cuisine qu’on lui fait chez lui : il boit pour ne point perdre l’estime de ses camarades. Toute l’organisation de son existence journalière parait faite pour le pousser au cabaret. Au coin des rues, il est accosté par des hommes qui se tiennent là et le guettent, soudoyés par les débitans pour racoler des buveurs ; et le caissier même de son usine, ne dirait-on point qu’il favorise les intérêts de ces débitans, avec sa façon de payer toujours aux ouvriers leur salaire en pièces d’or, ce qui les contraint à entrer au cabaret pour faire de la « monnaie ? » Un ouvrier racontait à lady Bell que, un soir d’hiver, rentrant chez lui après sa tâche faite, il était parvenu à vaincre sa tentation devant les quatre premiers cabarets qu’il avait rencontrés sur sa route, mais que, au cinquième, sa belle résistance avait misérablement succombé, et qu’il était entré, « tout gelé, tout trempé, et tout épuisé, pour s’asseoir dans la salle bien chaude et gaiement éclairée. »

Lorsque l’ouvrier préfère s’enivrer chez soi, très souvent nous voyons que sa femme s’habitue, peu à peu, à s’enivrer aussi. Mais surtout les femmes des ouvriers s’associent à leurs maris pour parier aux courses ; et si, peut-être, l’ivrognerie tend à décroître parmi la population ouvrière de Middlesbrough, — parmi la population ouvrière anglaise, en général, — la passion du jeu, au contraire, s’y propage et s’y enracine avec une intensité extraordinaire. Hommes, femmes, enfans, la ville entière joue aux courses, ou rêve d’y jouer ; et ce rêve fiévreux est en train de se substituer à tous les autres, dans des milliers d’âmes, dévastant les cerveaux et les cœurs de la même façon qu’il contribue à dévaster les maisons.


Je me rappellerai toujours un soir d’hiver où l’énorme bac qui traverse la Tees, conduisant les ouvriers à l’usine ou les ramenant chez eux, glissait lentement, tout débordant de la masse des hommes qui venaient d’achever leur tâche du jour. Au moment où le bac allait atteindre le quai, je découvris, sur ce quai, parmi d’autres personnes debout à l’attendre, un homme d’une soixantaine d’années, qui tenait dans une main son sac d’outils, et, dans l’autre main, le journal du soir. Il était là, faisant face à la foule