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En voici un entre cent autres, écrit à un ami, quelques années après Coblentz, pendant son séjour à Londres : « Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Voilà de la sagesse des nations ; mais ce qui est de moi ou senti par moi, c’est la tristesse profonde d’aller passer la journée à Straumore ! Le duc de Castries et le baron de Roll viennent m’enlever à deux heures, en me promettant de me ramener à deux heures et demie chez Mme de Belzunce. De grâce, n’allez pas manquer de vous y trouver. Je veux bien déranger ma journée, mais non la perdre… »

Ni la concision, ni le trait final ne manquent à ce billet empreint de cette mordante originalité qui lui est propre.

En Allemagne ou en Italie, en Angleterre ou en Hollande, partout où elle a passé, elle a laissé les mêmes souvenirs. Il semble qu’on n’ait pu l’approcher sans subir son attraction invincible. Exilée par Napoléon, ou disgraciée par Louis XVIII, son salon de Montauban ou de Versailles restera un centre intellectuel et brillant et jamais, même dans sa vieillesse, elle ne végétera oubliée. Sa fortune et sa puissance se sont évanouies, sa jeunesse et sa beauté se sont envolées, mais son esprit lui est resté, avec de rares qualités de dévouement et de franchise. Aussi, en dépit de la défaveur dont elle est l’objet aux Tuileries, ses amis lui demeureront constamment fidèles ! « Amie aussi chaude qu’ennemie dangereuse, — dira M. de Beaumont-Vassy, — elle réunissait dans son salon ce qu’il y avait de plus distingué, et c’était une grande faveur que d’y être admis. Elle savait pratiquer les sélections : le ridicule la frappe, la prétention la choque, la médiocrité l’ennuie ! » De telles antithèses suffisent à expliquer bien des colères, mais elles révèlent aussi des qualités rares et sérieuses. Aussi, malgré les graves accusations auxquelles elle a été en butte, malgré l’emportement de sa nature, malgré les égaremens de sa conduite, Anne de Caumont la Force nous apparaît-elle toujours triomphante dans la galanterie comme dans l’intrigue ; et à Coblentz ou à Versailles, sachant mener de front les plaisirs et les affaires, dans ce siècle qui fut celui de la causerie par excellence, elle reste reine par la supériorité de son intelligence, par le piquant de son esprit étincelant et par sa séduction incomparable.


VICOMTE DE REISET.