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Faisant appel en même temps aux préjugés du passé et aux craintes du présent, s’adressant simultanément aux intérêts effrayés et au patriotisme inquiet, aux colères des pomechichlks menacés de spoliation et aux haines ignorantes des masses, ils ont réussi à grouper, autour d’eux, en un faisceau redoutable, des hommes d’origine diverse, propriétaires irrités contre les projets de lois agraires, bureaucrates et tchinovniks jaloux de conserver leurs places et leur omnipotence, moines et popes froissés de l’égalité religieuse ou effrayés de la liberté de conscience, hommes de cour bénéficiaires des abus que menacent les réformes, marchands des villes ou des bourgades et usuriers des campagnes servilement attachés à toutes les coutumes anciennes et furieux de se voir exposés à la libre concurrence des Juifs. C’est ainsi que s’est levée et a grandi rapidement la Ligue du peuple russe (Soiouz rousskago naroda) ; sa force et son extension, elle les doit, en même temps qu’aux fautes de ses adversaires, à son intransigeance et à son intolérance. Aux époques de révolution, lorsque les tempêtes politiques et les passions sociales soulèvent à la fois toutes les convoitises et toutes les ambitions, les remous en sens opposé des courans et des contre-courans emportent les hommes et les peuples vers les opinions extrêmes.

La Russie n’a pas échappé à ce danger. Devant les révolutionnaires et les terroristes d’extrême gauche, s’est dressé un parti d’extrême droite, non moins violent et non moins dénué de scrupules, prêt, lui aussi, sous le même prétexte de salut public, à recourir, contre ceux qu’il signale comme les ennemis du pays, à toutes les fureurs et à tous les coups de force, témoin les pogroms, les massacres de Juifs qui, à son instigation, ont ensanglanté tant de villes de l’Ouest. Ce prétendu parti national, toujours prompt à traiter ses adversaires en traîtres et en conspirateurs, est trop enclin aux procédés révolutionnaires et aux passions démagogiques pour être assuré de la faveur de la Cour et de l’appui du pouvoir. Les ministres, même les moins favorables au régime constitutionnel, sont trop éclairés ou trop prudens pour se faire les instruirions dociles des rancunes et des vengeances de ces « hommes russes » qui, tout en exaltant l’autocratie tsarienne, prétendent assujettir le pouvoir à leurs visées et à leurs haines. Mais dans l’état de confusion intellectuelle et d’anarchie morale où se débat la Russie depuis trois longues