Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 41.djvu/310

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quelques-uns portaient leurs bonnets de petite tenue, d’autres s’étaient noué des mouchoirs rouges ou bleus autour de la tête, d’autres avaient la tête nue. Tous avaient les poches, le devant de leurs vestes, leurs havresacs, bourrés d’objets pillés. Des ballots ficelés s’empilaient sur leurs bras. C’étaient particulièrement des pièces d’indiennes. « Il y en avait aussi qui portaient des jambons, du lard, des canards qui criaient en se débattant, et d’autres choses, dit le jeune Péclier, auxquelles je n’ai pas bien pu faire attention. »

Péclier fit une vingtaine de traversées. Sa barque était fixée par une corde à un anneau qui glissait sur une autre corde, plus forte, tendue d’une berge à l’autre. Il passa de la sorte 300 hommes en chiffres ronds ; cependant que d’autres soldats guéaient la rivière, dont ils avaient de l’eau jusqu’à la ceinture. Sur la rive de France, leurs chefs les firent ranger. « C’étaient des officiers de La Morlière, dit le batelier, mais je ne sais pas leurs noms. Je n’ai même pas pu voir leurs habits, parce qu’ils avaient sur le corps une redingote de drap ordinaire qui les couvrait. »

La Morlière avait attendu ses hommes, avec impatience, sur les bords du Guiers. Il dévisagea Mandrin :

— Vous tenez Mandrin, lui dit celui-ci, vous ne tenez pas son successeur.

Le contrebandier n’était d’ailleurs pas abattu. Au capitaine de Larre et aux autres officiers qui ne pouvaient s’empêcher, en soldats, de lui témoigner de la sympathie, et qui lui disaient :

— Eh bien ! Mandrin, voilà le fruit de ton imprudence ! Il répondait avec entrain et bonne humeur, avec cette bonne humeur qui ne l’avait quitté qu’un moment, quand, après le combat de Gueunand, il avait entrevu l’impossibilité de l’œuvre qu’il avait entreprise.

Laurent Péclier, après avoir terminé sa tâche, qui lui avait pris deux heures, demanda à être payé.

« Ayant voulu demander mon paiement, dit le jeune batelier, l’un de ces hommes armés m’enjoua avec son fusil, et menaça de me tuer ; un autre me frappa sur l’épaule d’un coup de crosse de son fusil. »

De cette monnaie de singe le pauvre garçon dut se contenter. Dernier trait et qui complète le tableau.