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repose sur des faits bien exacts, et le comte Tolstoï a beau jeu à nous le prouver. Prêtons à notre sourd-muet les plus hautes qualités d’observation et de raisonnement : l’analyse qu’il pourra faire, à son point de vue spécial, de l’exécution de la Symphonie avec Chœurs ne surpassera pas, en justesse ni en netteté, l’analyse que nous offre Tolstoï du Roi Lear de Shakspeare. D’un bout à l’autre de cette analyse, qui est très longue et très détaillée, j’ai en vain cherché un seul point où le critique, — à son point de vue spécial, — n’eût pas raison pleinement, irréfutablement. Il a raison lorsqu’il affirme, tout d’abord, l’invraisemblance de la scène fameuse où le vieux roi maudit et renie sa plus jeune fille, simplement parce qu’elle n’a pas répondu à l’une de ses questions avec autant de tendresse hypocrite que ses sœurs aînées. Ayant toujours vécu avec ses trois filles, Lear ne peut manquer de s’être rendu compte de leurs caractères ; et l’on voudrait nous faire croire que, sans autre motif qu’une réponse qui lui a semblé un peu froide, il accable de sa haine un ange d’affection et de dévouement, et se laisse tromper stupidement par des créatures aussi basses et méchantes que le sont, durant toute la pièce, ses deux autres filles ! Plus tard, lorsque Lear se voit repoussé par Goneril, le comte Tolstoï a raison d’affirmer que les paroles qu’il prononce sont « hors de propos, » et que « l’on ne sait pas pourquoi il appelle les tempêtes et les brouillards pour écraser sa fille, ou bien encore, apostrophant ses yeux, déclare qu’il va les arracher, s’ils pleurent, et, avec ses larmes, humectera la terre. » Pareillement, pour peu que l’on accepte l’idée que se fait Tolstoï de la beauté dramatique, on ne peut s’empêcher de lui donner raison lorsqu’il dit que, dans la scène fameuse entre Lear et ses deux filles aînées, « les hésitations du vieux roi entre l’orgueil, la colère, et l’espoir d’obtenir des concessions de ses filles, seraient très touchantes si elles n’étaient gâtées par les paroles extravagantes que prononce le vieillard, affirmant, par exemple, qu’il divorcera avec la tombe de la mère de Régane, puisque celle-ci ne se réjouit pas de son arrivée, ou bien appelant sur la tête de Goneril les vapeurs empestées de l’enfer, ou bien encore prétendant que, par cela même qu’elles sont vieilles, les puissances du ciel sont tenues de protéger les vieillards. » Pareillement Tolstoï a raison de soutenir que Lear, prisonnier avec sa chère Cor-délia, gâte le bel effet réaliste de sa situation en émettant des paroles étranges et inutiles, telles que celles-ci : « Viens, allons on prison ! Nous chanterons tous deux comme des oiseaux dans leur cage ; et quand tu me demanderas ma bénédiction, c’est moi qui me mettrai à genoux, et, une fois de plus, te demanderai de me pardonner ! » Au