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profanation monstrueuse et grotesque, des centaines de badauds s’en montrent ravis : entraînés sans doute par le courant d’une mode, à moins encore que, peut-être, ils ne subissent l’effet de l’une de ces autosuggestions collectives que nous décrivait, l’autre jour, notre professeur de philosophie ? »

C’est de cette façon, me semble-t-il, que notre jeune sourd-muet apprécierait la dernière symphonie de Beethoven ; et c’est d’une façon tout pareille que le comte Tolstoï, dans une brochure récente, a apprécié l’œuvre dramatique de William Shakspeare. On a beaucoup parlé de cette brochure, lors de sa publication, chez nous comme dans toute l’Europe, — sauf cependant en Angleterre, où je ne sache pas que personne y ait fait attention : — mais je crains que ceux même qui en ont parlé ne se soient pas donné la peine de la lire. On s’en est tenu à savoir que l’auteur de Résurrection contestait le génie de l’auteur d’Othello : sur quoi certains lettrés, épris de paradoxe, ou simplement de sincérité, nous ont exposé leurs motifs personnels d’estimer excessive la gloire de Shakspeare ; tandis que l’énorme majorité de leurs confrères nous a fait entendre que, pour énoncer une opinion aussi déraisonnable, il fallait que le vieil écrivain russe fût décidément bien vieux. Or, c’est chose incontestable que l’écrit du comte Tolstoï, au contraire, ne porte pas la moindre trace de sénilité : l’observation y est aussi précise et fine, le raisonnement aussi vigoureux, que dans les meilleurs ouvrages de la maturité de l’auteur. On y trouvera même, sur la destination religieuse qu’aurait dû avoir l’art dramatique, quelques pages qui, étrangères à la question du génie de Shakspeare, ont toute la valeur d’une très éloquente profession de foi. Et quant aux objections du vénérable critique contre l’ensemble ou le détail de l’œuvre de Shakspeare, il n’y en a pas une qui ne repose sur des argumens de fait absolument justes ; il n’y en a pas une qui, en soi, ne puisse être considérée comme absolument juste, — à la condition d’admettre qu’elles n’atteignent pas plus l’essence véritable du génie de Shakspeare que les objections, très justes aussi, de notre hypothétique sourd-muet ne touchent à la véritable beauté de la Symphonie avec Chœurs.


Le comte Tolstoï prend pour point de départ, dans son étude de l’œuvre du dramaturge anglais, une définition de ce que doit être tout ouvrage dramatique. Celui-ci, d’après lui, doit représenter une action réelle, ou, du moins, aussi conforme que possible à la réalité. Les personnages y doivent, nous dit-il, « vivre, penser, parler, et