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irrémédiable décadence ? Est-ce seulement affaire d’équilibre ? Serait-ce que nous avons monté pendant que ceux-ci restaient à la même place ? Je ne le crois point. Je crois qu’il y a eu mouvement de deux parts, mais mouvement en sens contraire. Vous dites que nous ressemblerons un jour à la canaille que vous avez sous les yeux : peut-être. Mais avant que cela n’arrive, nous serons ses maîtres. Quelques millions d’hommes qui, il y a peu de siècles, vivaient presque sans abri dans des forêts et des marécages, seront avant cent ans les transformateurs du globe qu’ils habitent et les dominateurs de toute leur espèce. Rien n’est plus clairement annoncé d’avance dans les vues de la Providence. Si ce sont souvent, je l’avoue, de grands coquins, ce sont du moins des coquins à qui Dieu a donné la force et la puissance et qu’il a mis manifestement pour un temps à la tête du genre humain. Rien ne tiendra devant eux sur la surface de la terre. Je n’en fais aucun doute. Je crains que ceci ne vous semble sonner un peu l’hérésie philosophique. Mais si vous avez pour vous la théorie, j’ai la confiance que j’aurai pour moi les faits, bagatelle qui n’est pas sans importance. Mais me voilà bien loin d’Ispahan. J’y reviens pour vous embrasser de tout mon cœur et vous prier de ne pas tarder si longtemps à m’écrire. Vous savez que je ne serai jamais indifférent à ce qui vous touche. A mon retour à Paris, je verrai s’il y a quelque chose à faire du côté de l’Institut, et tout ce qui est possible sera fait. Rappelez-nous particulièrement au souvenir de Mme de Gobineau. Embrassez pour nous Mlle Diane et croyez à ma sincère amitié.

A. DE TOCQUEVILLE.


Tocqueville, le 8 janvier 1856.

J’ai reçu, mon cher ami, votre seconde lettre (celle datée du 5 novembre dernier) et je ne saurais trop vous en remercier. Sa lecture m’a extrêmement instruit et intéressé et tout ce que je demande, c’est qu’il vous vienne souvent la bonne pensée de m’en écrire de semblables. Tout ce que peut me dire un homme aussi intelligent que vous d’un pays qui m’est si peu connu a infiniment de prix à mes yeux. Vous avez pu voir dans ma dernière lettre, si vous l’avez reçue, que mon esprit était déjà très curieux de savoir ce que vous pensiez de cette Asie centrale