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en France. La cuisine, d’abord, dont elle se plaignit toute sa vie. On peut citer au hasard des dates ; à trente ans de distance, à quarante ans, ce sont les mêmes lamentations : « Je ne peux pas m’y habituer. C’est de la cuisine au lard, il n’y a pas une miette de beurre. » Du bouillon dans tout, et le bouillon la faisait « enfler. » Des soupes qu’il lui était impossible d’avaler, du poisson qu’elle ne pouvait pas digérer, des ragoûts trop gras qui l’écœuraient, et enfin, pour friandises, trois abominables « drogues, » trois inventions nouvelles, le thé, le café et le chocolat, qu’elle dépeignait aux amies d’Allemagne dans le langage ultra réaliste dont il faut prendre son parti avec Madame, ou bien alors fermer le livre. Le chocolat était douçâtre et lui faisait mal à l’estomac. Ce n’était rien, cependant, auprès du café : « Pour moi, l’odeur du café ressemble à celle d’une haleine puante ; feu l’archevêque de Paris avait cette odeur-là, qui me donne mal au cœur. » Le café n’était encore rien auprès du thé : « Le thé me fait l’effet de foin et de fiente… Il m’empêche, sauf votre respect, d’aller sur la chaise percée. »

Elle s’étonnait que les estomacs français pussent résister à ces boissons infectes et à ces ratatouilles. Le sien n’y résistait pas, et elle se piquait pourtant de l’avoir solide ; mais c’était « un brave estomac allemand, » qui avait la digestion patriotique, de sorte qu’il suffisait pour le remonter d’une bonne lampée de bière chaude à la muscade, ou de quelque plat national : « une bonne soupe à la bière, » par exemple, ou « un bon plat de choucroute avec des saucissons fumés. » La difficulté était de se procurer ces panacées. A l’arrivée de Madame, il n’existait pas dans tout le royaume « un seul cuisinier capable d’apprêter une choucroute. » Quand les siens se furent familiarisés avec les recettes d’outre-Rhin, elle initia le Roi aux délices de la cuisine allemande et le vit avec joie y prendre goût ; la princesse Liselotte caressait l’espoir de trouver désormais quelque chose de mangeable lorsqu’elle souperait chez Louis XIV. Elle énumère à plusieurs reprises dans ses correspondances, avec une pointe d’orgueil très marquée, les plats de son pays dont elle avait enrichi la table royale. La lettre dont voici un fragment est de 1719 : « Personne, ici, ne s’étonne que j’aime le boudin[1]. J’ai aussi mis à la mode le jambon cru et beaucoup de nos plats

  1. Lettre du 28 juillet 1718 à M. de Harling.