Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 40.djvu/828

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« (19 septembre 1673)… Cependant un homme de conséquence arriva ici hier avec un flux d’éloquence ; c’est le sieur Jeme, qui m’entretient de Madame et m’a apporté son portrait avec celui de Monsieur, dont j’ai eu bien de la joie… J’en ai une bien grande que Jeme m’assure qu’il y a une très parfaite amour et amitié entre Monsieur et Madame, car j’ai toujours appréhendé que les afféteries ne lui plairaient pas, mais on s’accoutume à tout… » Jeme exagérait peut-être un brin ; mais le fond était vrai : pour le moment, Liselotte était contente.

Les débuts lui avaient été facilités par l’éloignement du chevalier de Lorraine[1], grand favori de Monsieur depuis 1667 et le plus redoutable de la bande, tant par sa méchanceté que par son pouvoir absolu sur un maître qu’il menait à la baguette. Chose curieuse, cet ascendant illimité lui avait valu, pour des raisons politiques, la considération du Roi, très dur à l’ordinaire pour les débauchés de son espèce. On sait que le souvenir de la Fronde pesa jusqu’à la fin du règne sur la politique intérieure de Louis XIV. L’insignifiance de Monsieur n’avait pu rassurer son aîné sur les dangers que font courir à l’ordre public les cadets de familles royales ; le Roi avait gardé trop présent à la mémoire le rôle funeste de son oncle Gaston dans les troubles de la Fronde, alors que lui-même traînait avec sa mère le long des routes et couchait le soir dans des draps percés. Lorsqu’il y pensait, et il y pensait toujours, il ne trouvait pas que ce fût assez d’avoir écarté son frère des affaires ; il le voulait « ployé à toutes ses volontés » et « bas devant lui[2], » et c’était à quoi pouvait lui servir le favori. Le Roi — que l’on me passe l’expression — ne fit pas le dégoûté. Il tenait le chevalier de Lorraine par l’argent et les distinctions. Le chevalier de Lorraine tint Monsieur et le « ploya » aussi bas qu’on le lui demanda ; de là son crédit en cour, qui ne laissait pas de scandaliser.

Il vint cependant un jour où la première Madame, moins indifférente que la seconde à de certaines malpropretés, excédée d’ailleurs de ne plus être maîtresse dans sa maison, obtint du Roi l’exil du chevalier de Lorraine. Monsieur s’évanouit, pleura, devint furieux et fit une scène au Roi ; puis il bouda, et finalement se résigna. Cinq mois plus tard Madame Henriette était emportée subitement, et la voix publique accusait l’ancien favori

  1. Philippe de Lorraine, né en 1643, fils d’Henri de Lorraine, comte d’Harcourt.
  2. Addition de Saint-Simon aux Mémoires de Dangeau, IX, 60.