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les régals qu’une littérature restée sans rivale, jointe à un art de la conversation délicieux, tenaient en réserve pour un esprit neuf et alerte. Il se pouvait aussi qu’une petite personne aussi indépendante, accoutumée à une extrême simplicité et naturellement rebelle à tous les raffinemens, se sentit aussi gênée et aussi froissée que le Huron de Voltaire par les contraintes et les conventions sans lesquelles il n’y a pas de société polie. On verra tout à l’heure que l’impression de Madame tint à la fois de l’un et de l’autre, sans compter beaucoup d’imprévu, et que, tout compensé, la princesse Liselotte se tira infiniment mieux de sa nouvelle existence que ses compatriotes ne se le sont figure.


I

Monsieur, Duc d’Orléans[1]et frère puîné de Louis XIV, perdit sa première femme, Henriette d’Angleterre, le 30 juin 1670, à trois heures de la nuit. Le Roi l’apprit à six heures et donna la matinée aux larmes et aux regrets, car il aimait tendrement sa jeune belle-sœur. L’après-midi du même jour, il offrit à sa cousine la Grande Mademoiselle de prendre la place de la morte, et personne ne s’étonna, car cette précipitation n’avait rien d’insolite pour un veuf de sang royal. Mademoiselle répondit évasivement ; elle avait Lauzun en tête. Le Roi ne se tint pas pour battu et parla dès le lendemain à son frère, qui le reçut « fort agréablement[2], » mais témoigna quelque répugnance à avoir l’air si pressé. À dire le vrai, les favoris qui régentaient Monsieur hésitaient à lui permettre ce mariage, à cause du caractère résolu de la Grande Mademoiselle. Celle-ci n’était pas femme à se laisser mener, et il n’y avait aucun espoir de lui soutirer jamais le moindre petit morceau de ses millions. À quoi bon, alors ? — Entre toutes ces mauvaises volontés, l’affaire traîna.

Au nombre des personnes qui avaient l’oreille de Monsieur dans les cas embarrassans se trouvait l’une des nombreuses tantes de la princesse Liselotte, celle qu’on appelait « la Palatine[3] »

  1. Philippe de France, Duc d’Anjou, et plus tard Duc d’Orléans, né le 21 septembre 1640, marié le 1er avril 1661 à Henriette-Anne d’Angleterre, fille de Charles Ier et petite-fille par sa mère de notre Henri IV.
  2. Mémoires de Mme de Montpensier, IV, 153. Voyez la bibliographie dans la Revue du 15 octobre 1906, p. 767-168.
  3. Anne de Gonzague de Clèves (1616-1684), mariée en 1645 à Édouard, prince Palatin et frère de Charles-Louis ; veuve en 1663.