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cru jusqu’à présent insoluble, qui est d’être plus insignifians que des journaux censurés. Je ne sais donc ce qu’ils contiennent que par ouï-dire. Il me semble que les Débats ont dû volontiers rendre compte d’un livre aussi considérable.

Nous sommes ici jusqu’au mois de mai. Je voudrais bien qu’à cette époque nous ayons la chance de vous trouver à Paris. On vous laisse bien longtemps enterré dans vos neiges des Alpes. Je m’en afflige sans y pouvoir rien. Je vais très bien. Je travaille beaucoup et les journées semblent voler. Adieu. Croyez à ma bien sincère amitié.

A. DE TOCQUEVILLE.


Saint-Cyr près Tours, 20 décembre 1853.

Je reçois votre seconde lettre, mon cher ami, qui me donne le regret de n’avoir pas répondu à la première. Je ne l’ai point fait, parce que, ainsi que je vous l’avais mandé, je ne voulais plus traiter avec vous le sujet autrement qu’en conversation. Si la discussion ne fait, dit-on, le plus souvent qu’enraciner les gens dans leur avis, que sera-ce de la discussion par écrit ? C’est du temps perdu ou du moins mal employé. Vous avez peut-être raison, mais vous avez pris précisément la thèse qui m’a toujours paru la plus dangereuse qu’on pût soutenir de nos jours. Cela, indépendamment de ce que je persiste à croire votre principe faux dans l’extension extrême que vous lui donnez, suffit pour que vous ne puissiez me convertir, surtout de loin. Le siècle dernier avait une confiance exagérée et un peu puérile dans la puissance que l’homme exerçait sur lui-même et dans celle des peuples sur leur destinée. C’était l’erreur du temps ; noble erreur après tout, qui, si elle a fait commettre bien des sottises, a fait faire de bien grandes choses, à côté desquelles la postérité nous trouvera très petits. La fatigue des révolutions, l’ennui des émotions, l’avortement de tant d’idées généreuses et de tant de vastes espérances nous ont précipités maintenant dans l’excès opposé. Après avoir cru pouvoir nous transformer, nous nous croyons incapables de nous réformer ; après avoir eu un orgueil excessif, nous sommes tombés dans une humilité qui ne l’est pas moins ; nous avons cru tout pouvoir, nous croyons aujourd’hui ne pouvoir rien et nous aimons à croire que la lutte et l’effort sont désormais inutiles et que notre sang, nos muscles et nos nerfs seront toujours plus forts que notre volonté et notre vertu.