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sur l’idée mère elle-même. Je vous avouerai franchement que vous ne m’avez pas convaincu. Toutes mes objections subsistent. Vous avez, néanmoins, bien raison de vous défendre d’être matérialiste. Votre doctrine est plutôt en effet une sorte de fatalisme, de prédestination si vous voulez : différente toutefois de celle de saint Augustin, des jansénistes et des calvinistes (ce sont ceux-ci qui vous ressemblent le plus par l’absolu de la doctrine) en ce que chez vous il y a un lien très étroit entre le fait de la prédestination et la matière. Ainsi, vous parlez sans cesse de races qui se régénèrent ou se détériorent, qui prennent ou quittent des capacités sociales qu’elles n’avaient pas par une infusion de sang différent, je crois que ce sont vos propres expressions. Cette prédestination-là me paraît, je vous l’avouerai, cousine du pur matérialisme, et soyez convaincu que si la foule, qui suit toujours les grands chemins battus en fait de raisonnement, admettait votre doctrine, cela la conduirait tout droit de la race à l’individu et des facultés sociales à toutes sortes de facultés. Du reste, que la fatalité soit mise directement dans une certaine organisation de la matière ou dans la volonté de Dieu qui a voulu faire plusieurs espèces humaines dans le genre humain et imposer à certains hommes l’obligation, en vertu de la race à laquelle ils appartiennent, de n’avoir pas certains sentimens, certaines pensées, certaines conduites, certaines qualités qu’ils connaissent sans pouvoir les acquérir, cela importe peu au point de vue où je me place qui est celui de la conséquence pratique des différentes doctrines philosophiques. Les deux théories aboutissent à un très grand resserrement, sinon à une abolition complète de la liberté humaine. Or, je vous confesse qu’après vous avoir lu, aussi bien qu’avant, je reste placé à l’extrémité opposée de ces doctrines. Je les crois très vraisemblablement fausses et très certainement pernicieuses.

Il est à croire qu’il y a chez chacune des différentes familles qui composent la race humaine de certaines tendances, de certaines aptitudes propres naissant de mille causes différentes. Mais que ces tendances, que ces aptitudes soient invincibles, non seulement c’est ce qui n’a jamais été prouvé, mais c’est ce qui est de soi improuvable, car il faudrait avoir à sa disposition non seulement le passé, mais encore l’avenir. Je suis sûr que Jules César, s’il avait eu le temps, aurait volontiers fait un livre pour prouver que les sauvages qu’il avait rencontrés dans l’île de la