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client « qui lui ferait une situation. » La pauvre petite main, à 2 francs par jour, avait parfois la faiblesse de se laisser éblouir et d’accepter. Le riche client commençait par la retirer de l’atelier et par la mettre dans ses meubles. Assez souvent, il finissait par la mettre dans la rue, à moins qu’il ne s’en débarrassât en la passant à un ami. C’est ainsi que beaucoup prennent le chemin de la prostitution… Elles débutent par la galanterie. Elles finissent par l’hôpital ou la prison[1]. » L’Aiguille a créé le restaurant d’ouvrières, dont un homme ne franchit jamais le seuil. C’est plutôt ici l’abbé du Lac seul qu’il faudrait dire, mais l’abbé du Lac, c’est toujours un peu l’Aiguille, et les syndiquées de l’Aiguille ont été les premières à fréquenter ces restaurans. Un jour où je voulus vers midi visiter le restaurant qui est rue de Richelieu au n° 47, comme je m’étais approché jusqu’à l’entrée simplement, sans manifester d’autre intention que de regarder à travers les vitres, on me pria de m’éloigner. Je ne pus revenir que l’après-midi, alors qu’il n’y avait plus une cliente, et les quelques renseignemens qu’on me donna (repas à prix fixe, 0 fr. 90, composé d’un plat de viande, d’un légume, d’un dessert, avec bière, vin ou lait ; ou repas à la carte, potage pour 0 fr. 15, viande rôtie pour 0 fr. 40, légumes pour 0 fr. 25) ne m’empêchèrent pas de regretter de n’avoir pas contemplé dans toute son animation pittoresque la salle pleine de jeunes filles. Ces restaurans sont aujourd’hui assez nombreux : en dix ans ils ont servi plus d’un million de repas, et, lors de l’Exposition de 1900, ils ont obtenu une médaille d’or. — On se plaint que l’apprentissage n’existe plus, les écoles professionnelles sont insuffisantes, et l’on affirme qu’elles ne remplacent pas l’enseignement familial de l’atelier. Bonnes raisons qui ne sont pas les meilleures. S’il n’y a plus d’apprenties, c’est que les patronnes emploient uniquement à des courses les fillettes qui viennent apprendre. L’apprentie, un carton pesant au bras, part le matin, de bonne heure, pour faire « le réassortiment. » C’est très long, le réassortiment, et c’est très loin aussi. Quand elle revient fatiguée, on lui dit : « Ma petite, tu as oublié cela, » et elle retourne. Comme elle n’a pas le temps de manger, elle prend un verre de vin et un croissant, parfois un verre d’alcool. Au bout de quelque temps, elle a les chevilles enflées et entre à l’hôpital.

  1. Salaires et misères de femmes, p. 20.