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Cela prouve qu’il ne faut pas badiner avec des amis dont deux ou trois déserts et autant de mers nous séparent, de façon qu’un mot pris de travers ne peut se redresser qu’au bout d’un an. Non, mon cher ami, calmez-vous, je ne vous ai jamais pris pour un noir hypocrite ; je vous connais trop bien, comme vous dites, pour avoir jamais cette opinion de vous. Dieu m’en garde ! Je vous ai cru l’un de ces gens, comme il y en a tant et comme il y en a toujours eu tant, même dans les siècles de foi, qui sont remplis de vénération et d’une sorte de tendresse filiale pour la religion chrétienne, sans être malheureusement pour cela des chrétiens absolument convaincus. Dans cet état de l’âme, on ne croit pas faire acte d’hypocrisie en témoignant toute sorte de respects à une religion si bienfaisante et si sainte (en prenant au moins ce mot dans le sens d’un des grands instrumens de moralité et de civilisation dont Dieu se soit jamais servi). Plusieurs des plus beaux génies dans les temps modernes ont été assurément des hypocrites de cette sorte, ceux surtout qui ont professé des doctrines qui, tout en leur paraissant vraies, avaient, à leurs yeux mêmes, l’inconvénient de paraître contraires au dogme chrétien, et, par conséquent, de pouvoir ébranler la foi dans les âmes où elle se rencontrait encore, si aucun effort n’était fait pour atténuer ce résultat funeste. C’est parmi ces coquins-là que je vous ai mis, pardonnez-moi ça. Je vous avoue qu’il m’était impossible de croire que vous n’aperçussiez pas la difficulté de concilier vos théories savantes avec la lettre et même l’esprit du christianisme. Quant à la lettre, qu’y a-t-il de plus clair dans la Genèse que l’unité du genre humain et la sortie de tous les hommes du même homme ? Et quant à l’esprit du christianisme, son trait distinctif n’est-il pas d’avoir voulu abolir toutes les distinctions de race que la religion juive avait encore laissées subsister, et de ne faire qu’une espèce humaine, dont tous les membres fussent également capables de se perfectionner et de se ressembler ? Comment cet esprit peut-il, je dis naturellement et pour le gros bon sens de la foule, se concilier avec une doctrine historique qui fait des races distinctes, inégales, plus ou moins faites pour comprendre, juger, agir, et cela par suite d’une certaine disposition originaire qui ne peut changer et qui limite invisiblement le perfectionnement de quelques-unes ? Le christianisme a évidemment tendu à faire de tous les hommes des frères et des égaux. Votre doctrine en fait tout au