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d’aucun autre, et qu’un vrai miracle a fait jaillir de terre pour nous enivrer d’une joie immortelle. Ni le dessin, ni la couleur, ni l’invention des sujets, ni leur arrangement, il n’y a rien, dans cet art, qui explique l’étrange et profond ravissement que nous cause sa vue. Ou plutôt, il y a bien les tours de force, ces raccourcis « stupéfians » qu’a célébrés Vasari : mais le prodige est précisément que, malgré eux, les peintures de Corrège nous charment et nous émeuvent autant qu’elles font. « Inexplicable, » unbegreiflich, cette épithète reparaît sans cesse dans l’excellente petite notice placée par M. Gronau en tête de son recueil, soit que le critique allemand y traite des adorables paysages de Corrège, ou du dessin, à la fois incorrect et superbe, de ses figures, ou bien encore de cette étrange lumière dont elles sont baignées. Mais est-ce que tout l’effort de la raison humaine parviendra jamais à « expliquer » ce qui nous émerveille dans le chant d’un oiseau, ou de quoi est faite la beauté d’une jolie femme ?


Au début de sa notice, M. Gronau nous apprend que le culte de Corrège décroît d’année en année, parmi les jeunes générations des critiques et des dilettantes. J’aime à croire que son observation ne vaut que pour l’Allemagne, où la mode est en effet, aujourd’hui, par réaction contre le romantisme de naguère, de n’aimer que ce qui est parfaitement « explicable. » Mais c’est là une mode qui menace bien de nous envahir, et je ne serais pas étonné qu’à Paris même, au Salon Carré, bien des jeunes gens passent dédaigneusement devant l’Antiope et la Sainte Catherine, pour aller offrir leurs hommages à des maîtres plus « forts. » Les temps que nous traversons sont mauvais pour les poètes. Raphaël, lui aussi, et son frère Mozart, ont eu longtemps à connaître le dédain d’une prétendue « élite, » qui a bien dû finir, cependant, par avouer qu’il n’y avait pas de si grands maîtres qui ne fussent encore au-dessous de ceux-là. Et pareillement il en sera, tôt ou tard, de la gloire de Corrège. Les générations passent, emportant avec elles la variété de leurs modes et de leurs partis pris : mais l’œuvre des poètes ne passe point, et, — seul au monde, peut-être, — leur cœur est assuré de vivre éternellement.


T. DE WYZEWA.