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exemple, ni ceux qui l’ont étendue jusqu’à lui faire contenir près de cent tableaux d’histoire, allégories, et portraits, ni les uns ni les autres n’ont pour eux l’ombre d’une preuve formelle et décisive, nous contraignant à leur donner raison. Et nous n’en voyons pas moins, chaque jour, les critiques de tous pays s’affilier, — souvent sans le savoir, et seulement en vertu de leurs penchans intimes, — à l’une ou à l’autre de ces deux écoles : à celle qui s’efforce de grossir le catalogue de l’œuvre des vieux maîtres, ou à celle qui tend à le diminuer. Or il me semble que, dans les circonstances présentes, le rôle de cette seconde école est infiniment plus utile, — à la fois plus digne des vieux maîtres et plus avantageux pour nous, — que celui de l’école des « attributionnistes. » Qu’il s’agisse de Léonard ou de Giorgione, de Corrège ou de Raphaël, j’estime qu’il est infiniment sage d’éliminer de l’œuvre de ces grands hommes tous les morceaux dont l’origine nous est inconnue, et dont le caractère ne s’accorde pas entièrement avec celui de leurs travaux authentiques. Restreindre l’œuvre d’un artiste aux pièces qui sûrement sont sorties de sa main, c’est nous offrir, de cette œuvre, une vue plus exacte et plus instructive que celle que l’on nous offre en lui attribuant toute sorte de pièces médiocres, ou inégales, ou, en tout cas, éloignées de sa manière ou de ses procédés habituels. Et non seulement on nous empêche de bien connaître le génie de Corrège, en mêlant à ses chefs-d’œuvre certaines autres œuvres moins parfaites ou d’un autre style : on nous empêche surtout de jouir pleinement de ces chefs-d’œuvre, de prendre à leur contact ce plaisir supérieur qui naît, en nous, de notre illusion de sentir le cœur d’un artiste derrière son ouvrage. Le cœur de Corrège, si c’est lui qui a fait la vingtaine de tableaux que lui assigne inopinément la critique moderne, ce cœur n’est plus du tout celui que nous nous plaisions à imaginer, ne serait-ce que d’après ses deux tableaux et ses dessins du Louvre. En voulant enrichir son œuvre, Morelli et ses successeurs l’ont, tout compte fait, appauvrie ; et, au cas même où les tableaux qu’ils lui assignent seraient véritablement de lui, je soutiens que nous n’aurions guère perdu à continuer d’ignorer l’origine de la plupart d’entre eux[1].

  1. Combien Morelli a mieux servi la gloire de Corrège en lui déniant la paternité des deux Allégories en détrempe exposées, sous son nom, dans une des salles de dessins du Louvre ! Que Corrège ait dessiné l’esquisse de ces deux morceaux, la chose est possible, encore que nous n’ayons aucun document décisif pour nous forcer à le croire : mais leur exécution, sûrement, est d’une autre main ; et jamais je n’ai pu les voir, quant à moi, sans un certain sentiment de gêne, comme si la crudité de leurs tons et la fadeur maniérée de leurs expressions me troublaient dans mon culte du délicieux génie du grand peintre-poète.