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ils virent passer un berger, besace au des : « Savez-vous, me dit mon maître, que c’est une chose très belle à peindre qu’un berger au bord d’un fleuve ? La Seine avait changé de nom, comme le sujet avait changé d’acception : la Seine était devenue le fleuve. Qui de nous pourra faire avec l’Orient quelque chose d’assez individuel et à la fois d’assez général, pour devenir l’équivalent de cette idée simple du fleuve[1] ? » Dégager de chaque pays les traits caractéristiques, qui ont subsisté à travers les temps et en dessinent « le type ; » ne pas se borner à nous présenter de ce type les singularités qui le particularisent et le séparent du reste du monde, mais nous faire comprendre par quoi il reprend sa place dans l’humanité générale : tel est le problème. Mais pour le résoudre, nous sommes mieux armés qu’on ne l’était naguère. Nous y sommes aidés par les sciences qui se sont développées au cours du XIXe siècle, et dont quelques-unes mêmes datent d’hier, sciences naturelles et historiques, philologie, études religieuses, psychologie des foules et des races. Et c’est, à l’heure qu’il est, le privilège de la littérature de voyages qu’elle puisse, mieux qu’aucune autre, utiliser tant de résultats nouvellement acquis, mettre à profit l’effort de tous ces chercheurs qui, sans le savoir, ont travaillé pour elle.

Chez les écrivains dont nous avons ici les œuvres en vue, nous allons surprendre, appliquée déjà, cette méthode impersonnelle, objective, tout à la fois savante et artiste. Aucun d’eux n’a cédé à la tentation de nous renseigner sur lui-même : et c’est ce dont nous leur savons d’abord un gré infini. Mais ils ont cherché, par tous les moyens, à nous renseigner sur les pays dont ils se faisaient les peintres. Leur première précaution a donc été précisément de se mettre en garde contre leur impression. Car l’impression immédiate et directe que nous recevons des choses, — et dans laquelle plusieurs ont une foi superstitieuse, — est de sa nature superficielle et fugitive. Entre elle et nous, il est nécessaire de mettre toute la somme des observations précédemment faites par d’autres, en sorte que sur le pays où nous abordons pour la première fois, nous puissions promener, au lieu de la curiosité d’un novice, des regards déjà avertis. On ne voit rien en passant, et surtout on ne comprend rien à ce qu’on voit. Tout juste peut-on glaner les quelques notes dont le reportage se contente, et dont il amuse la badauderie. M. Maindronnous dit qu’avant d’écrire une ligne sur l’Inde, il y est retourné six fois dans un espace de trente

  1. Fromentin, Une année dans le Sahel, p. 224-234.