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le règlement le chargeait de l’artillerie. Or, à l’époque lointaine de la voile, l’artillerie ne comprenait que des pièces à âme lisse, qui se chargeaient par la bouche, et lançaient, naturellement, des boulets ronds.

Pas de machines, pas d’électricité, pas de torpilles, presque pas de fusils, mais des armes préhistoriques, piques, sabres, haches d’abordage, dont le maniement s’apprenait en quelques séances.

Ni le détail des montres, ni celui du canonnage n’attiraient l’ancien marin. Officier de manœuvre, voilà le but de son ambition. Ce rôle le plaçait auprès du commandant, pendant les appareillages, les mouillages, et à l’occasion de tout mouvement important. Une voix de stentor, favorable à la réalisation de ses espérances, lui valait l’estime du commandant, l’admiration de ses égaux, le respect de ses inférieurs.

Presque tout, en effet, résidait dans la manœuvre. Brasser les vergues en éventail, virer de bord avec élégance en changeant les phares au moment précis, prendre une panne secundum artem, appuyer les bras du vent, porter « près et plein » quand on naviguait au plus près, surveiller l’aspect général du temps, examiner avec attention l’état du ciel, pour éviter toute surprise, tels étaient les soucis de l’officier de quart.

En dilettante, il mettait un point d’honneur à évaluer ce que tel ou tel nuage pouvait donner comme force de vent. Les anciens lui répétaient : « Saluez les grains ! » Aussi, à l’approche d’un nuage menaçant, commandait-il de choquer les drisses des perroquets en douceur, juste assez (ni plus ni moins) pour n’éprouver aucune avarie, sous le coup de fouet que cinglait un grain sur l’ensemble de la voilure.

Cette navigation avait son charme. Sous les tropiques, un ciel de velours bleu scintillant d’étoiles, une petite brise bien établie, le balancement d’un roulis léger, amenaient les rêveries et la contemplation.

Puis, le décor changeait. Après l’équateur et les averses tièdes du « pot au noir, » on arrivait aux vastes océans du Sud. Là, le navire prenait pour compagnons de route des pélasgiens à la vaste envergure, les frégates, ces aigles de la mer, volant dans le creux des lames en tâtant l’eau du bout de l’aile immobile ; les sinistres pétrels, les becs-en-ciseaux et les damiers en bandes désordonnées. Tout cela par ciel plombé, grains de pluie et longue houle du pôle.

Vent debout, la frégate à voile naviguait en zigzag ; elle sciait du bois. À cette époque reculée, la patience constituait la première vertu du navigateur. Une distance de 15 à 20 milles séparait-elle, sur la carte, les points compris entre deux passages du soleil au méridien ? Le commandant se frottait les mains : « Tout vient à point à qui sait attendre, » murmurait-il.