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fauves qui luisent sous des sourcils très épais ; ses cheveux noirs sont rejetés en arrière en mèches rebelles, tordues comme des cordes ; sa barbe brune cache le pli volontaire et méprisant de la bouche. Comme nous entrons, il se retourne, fièrement campé, les deux poings sur les hanches, et, immobile, il nous regarde bien en face, sans ostentation, sans faiblesse, comme un homme sûr de son droit et de sa conscience : les résolutions les plus sublimes, comme aussi les plus sauvages, peuvent germer dans une pareille tête.

Tandis que nous nous éloignions, félicitant le directeur de la bonne tenue de sa maison, et que la porte s’ouvrait par où nous allions rentrer dans le monde de la liberté, j’ai éprouvé là une angoisse, une émotion poignantes ; il me semblait que tous ces yeux jeunes, vivans, que toutes ces physionomies martiales et fières s’attachaient à nous, avec une expression d’envie et de reproche, et suivaient, du regard et de la pensée, ce consul et ce voyageur, venus d’un pays libre d’Occident, représentans d’une grande nation chrétienne et libératrice. Je croyais entendre l’appel de tous ces enfermés, leur cri de détresse me poursuivait : et c’est là que j’ai vraiment pris contact avec la question macédonienne, que je l’ai sentie dans sa réalité, dans sa cruauté. Depuis, j’ai dû l’envisager sous d’autres aspects, réfléchir, peser ; mais l’impression première est restée : jamais je n’oublierai ces longs regards de tristesse indicible et d’énergie indomptable.

Hilmi Pacha avait bien raison : le traitement que subissent les condamnés, dans la prison d’Uskub, n’est pas rigoureux[1] ; il y entre autant d’humanité qu’on en peut mettre dans une prison, et il n’est pas douteux que le gouvernement turc, en se défendant, ne soit dans son droit ; mais ce qui est douloureux, c’est que toute cette jeunesse, toute cette élite, soit là, en prison, au lieu d’être à ses écoles, à ses églises, à ses charrues, et qu’elle y soit à cause de sa foi patriotique, pour une idée.

Tel est le malentendu, — irréductible tant que subsistera la présence inacceptée des Turcs, — qui pèse sur la question de Macédoine ; pour apprécier l’œuvre des réformes, c’est ce qu’il

  1. Il ne faudrait pas d’ailleurs juger par celle-là de toutes les prisons de Turquie. Les agens civils ont dû insister pour faire démolir et remplacer des geôles où les prisonniers étaient entassés de telle manière qu’ils ne pouvaient pas se coucher ; beaucoup laissent encore singulièrement à désirer.