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propres grâce aux nattes où l’on ne marche que pieds nus, selon la coutume d’Orient. L’Etat ne donne aux prisonniers qu’une « boule » de pain mal cuit, mais ils ont le droit d’acheter des vivres et ils disposent d’une cuisine où ils peuvent faire cuire ce qu’ils veulent ; avec quelques sous, le régime est passable, et tous reçoivent un peu d’argent, soit de leurs familles, soit des Comités, ou bien ils en gagnent en exerçant un métier. Il est permis de lire, de travailler, de fumer, de jouer aux cartes. Ce serait parfait, si ce n’était la prison, et la pire de toutes, celle que ne justifie pas l’unanime réprobation qui s’attache au crime.

Ils sont là 848, presque tous condamnés pour faits de propagande ou d’affiliation aux bandes. A l’infirmerie, en voici un tout jeune, le visage très pâle, estropié pour le reste de ses jours : c’est un Bulgare ; dans un engagement récent, il a reçu neuf balles et, comme le consul l’interroge dans sa langue, il sourit, il est fier, il a fait son devoir. A côté de lui c’est un Turc : dans une discussion, pour une botte de foin, il a tué un Bulgare ; lui-même a été blessé, deux autres tués. Nous passons dans la chambrée des condamnés à mort, l’une des plus pleines ; mais, en Macédoine, depuis l’ère des réformes, on n’exécute plus, et ce n’est que pour les grands crimes que l’on envoie au Fezzan ; les condamnés politiques sont généralement déportés à Rhodes ou à Tripoli de Damas. On nous montre un vieux paysan bulgare ; il a près de quatre-vingt-dix ans, ce qui ne l’a pas empêché, l’année dernière, de participer, avec trois autres, à un crime atroce ; ils ont demandé au maréchal ferrant d’un village voisin de venir dans leur hameau, sous prétexte de travail ; le maréchal empêché envoya son fils et son ouvrier que le vieux et ses complices coupèrent en morceaux. « Pourquoi as-tu fait cela ? — Pour voler. » Impossible d’en tirer autre chose que cette réponse et un sourire énigmatique et satisfait. « Ordre clos Comités, nous dit le directeur ; s’il l’avouait, lui n’a plus rien à perdre puisqu’il est sûr de finir ses jours ici, mais la vengeance du Comité atteindrait sa famille, ses troupeaux, sa maison ; il aime mieux passer pour voleur. » En voici d’autres, en foule, condamnés pour délit de propagande ; il en est, sans doute aussi, parmi eux, qui ont tué, mais c’est les armes à la main, pour obéir à une consigne qu’ils regardent comme légitime, comme sacrée ; presque tous sont très jeunes, et, si nous ne savions que c’est ici une geôle,