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jamais et nous en fournit de touchans témoignages. « J’aime mieux l’injustice que le désordre, » devait un jour écrire Goethe. Le premier Consul avait donné à la France la justice avec l’ordre. La confiance du bon peuple, du petit peuple, une confiance presque tendre répondait à cet insigne bienfait : « Qu’on nous conduise au grand Bonaparte, disaient des paysans iniquement poursuivis, il verra que nous sommes de bons citoyens. » Et ailleurs : « Bonaparte connaît nos besoins, il nous fera payer. »

« L’ascendant presque surnaturel du gouvernement consulaire » fut fait de cet amour reconnaissant. On peut affirmer, sans crainte d’errer, que la popularité du Consul fut alors telle que, bien plus que les prestigieux succès du soldat, elle fit à tout jamais la fortune de l’Empereur. Celui-ci put par la suite mener rudement cette « maîtresse » dont il disait brutalement, mais en toute vérité : « Je couche avec la France. » Il put parfois la contraindre jusqu’à la meurtrir. Elle ne se déprit point du jeune héros qui, ainsi qu’un dieu tutélaire, lui avait en 1800 apporté la paix. M. Henry Houssaye nous a étonnés le jour où il nous a montré de quel amour encore ardent, quoique assombri, la France entourait en 1814 l’Empereur à son déclin, avec quel délire elle accueillit en 1815 le retour du héros. M. Caudal nous donne aujourd’hui le secret de cette étrange et tenace tendresse, et 1800 explique 1815. Plus particulièrement, jamais Paris, si épris du jeune Consul, ne s’arracha à l’ascendant du rude Empereur : autant que les grognards, les ouvriers, — croyons-en sans crainte M. Aulard lui-même, — adorèrent l’Empereur. Si inconstante souvent, la grande ville lui resta singulièrement fidèle. Elle le fut jusqu’au-delà de la tombe. Lorsque, dans cette journée à jamais célèbre du 15 décembre 1840, « les cendres » arrachées à la tombe de Sainte-Hélène furent transportées aux Invalides, un enthousiasme fou jeta pêle-mêle les partis derrière ce cercueil, les témoins de cette scène en restèrent saisis. Républicains, royalistes, libéraux, démocrates, conservateurs, debout et frémissans, acclamaient l’Empereur. Inconsciemment, sans raisonner, sans se remémorer tous les bienfaits du Consulat, c’était, plus que l’incomparable décor, le grand arbitre de 1800, le pacificateur, le grand juge des querelles françaises, que sans doute saluaient les partis pour un jour apaisés.


Louis Madelin.