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Au lendemain de Brumaire, il était plein d’idées généreuses, mais un esprit politique singulièrement avisé ou servi par un merveilleux instinct tempérait de prudence toutes les audaces de son génie. Une vue claire de la situation l’empêchait de tomber dans « les pièges » dont le judicieux Cambacérès, routier de la politique, voyait son jeune ami entouré. Ignorant ou à peu près, en débarquant d’Egypte, le monde politique, les idées, les intrigues, les rouages, le personnel, il s’était entouré de conseils et d’informations. Les futurs Brumairiens l’avaient instruit : puis il s’était, au lendemain du coup d’Etat, donné pour conseillera les hommes les mieux faits pour l’informer de toutes choses, l’éduquer, le garer des erreurs. Au Consulat même, Cambacérès, conventionnel assagi, — si jamais il avait été fol, — ancien membre du Comité de salut public, ancien ministre du Directoire, le renseignerait sur sa gauche ; tandis que Lebrun, ancien secrétaire du chancelier Maupeou, constituant de 1789 à l’esprit rassis et pratique, représenterait l’ancien régime dans ce qu’il avait de sage, et le premier âge de la Révolution. L’un, par surcroît, jurisconsulte dans tous les temps, l’instruirait du droit, tandis que l’autre, expert en matière de finances, l’initierait aux mystères de cette science ardue. Le choix seul des deux Consuls, — qui est le fait de Bonaparte, — est une première marque de son instinct politique, surtout si l’on considère que l’un et l’autre avaient assez de valeur pour le seconder utilement, mais étaient assez modestes pour ne le point gêner un moment.

Partout cet équilibre se retrouve. De figure plus accentuée que les Consuls, les principaux ministres de Bonaparte représentent également auprès de lui des époques, des partis et des compétences divers. A sa droite, Talleyrand, grand seigneur, apparenté à toute l’aristocratie et qui « avait rompu avec son parti sans rompre avec son monde, » faciliterait les relations avec les partis de droite ; Fouché, jacobin revenu, — eut-il jamais à revenir d’un principe ou d’une idée ? — mais qui s’en défendait, Fouché, en rapports étroits avec les conventionnels de la Terreur, ses anciens collègues, avec les survivans des clubs et les sous-officiers de l’armée révolutionnaire, couvrirait la gauche du Consul.

La présence du diplomate aux mains fines et du policier aux mains rougies rallierait des factions hésitantes. Il y a mieux : ces deux hommes rassureraient cependant les honnêtes