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Le mal, enfin, c’est d’avoir grossi, pour les convenances ou les conventions du « spectacle, » la « façon de petite fête » que donne maître André. Trop d’invités à l’Opéra-Comique, trop de seigneurs et de belles dames. Nous voilà chez un fermier général et non plus chez un tabellion de province. Et puis à ces grands arbres, à ces lampions, j’aurais préféré la petite salle à manger, le souper intime, à quatre couverts, ou plutôt les deux soupers, qui se font pendant, avec les deux répliques : « Chantez donc, monsieur Fortunio ! — Chantez donc, monsieur Clavaroche ! »

Le dénouement aussi, sur ces derniers mots, les librettistes l’ont remplacé par un autre, spirituel d’ailleurs, mais qui ne vaut pas la scène et le trait final, devenu classique, de la pièce de Musset.

Le bien, car il y en a dans cette version, les auteurs étant gens d’esprit, le bien, c’est que leur prologue est encore plus vivant, plus brillant que superflu ; le bien, c’est tout le second acte, de l’arrangement le plus heureux ; c’est enfin, au cours de l’ouvrage, la vivacité, la verve, quelquefois la virtuosité du style, et la gageure gagnée, ne pouvant partout faire parler Musset lui-même, de ne point parler un langage trop différent ou trop indigne du sien.

Quant à la partition de M. André Messager, elle est quelque chose comme la moitié d’un petit chef-d’œuvre. Les deux premiers actes nous le promettaient, et l’auteur, avec un peu plus de temps, un peu plus de soin, aurait pu nous le donner tout entier. C’est déjà beaucoup de l’avoir à demi. Nous l’avons dans le prologue, que la musique achève de justifier. Nous l’avons encore davantage au second acte (la chambre de Jacqueline). Là, je doute que de l’idéal de la comédie lyrique la musique française moderne ait souvent de plus près approché. Elle y touche d’abord et, pour ainsi dire, au fond, par l’esprit et le sentiment ; elle y atteint aussi par la pureté et la précision, par la grâce et l’élégance de la forme, des formes, pourrait-on dire, car chacune, chez un écrivain de ce style, a son mérite et son agrément.

Je ne connais pas de veine mélodique plus facile et plus limpide que celle du musicien de Fortunio. En outre, elle est sauvée à tout moment d’un tour qui pourrait être banal, par une modulation, par une cadence, enfin par un détour ingénieux. Tantôt (en certains couplets de Clavaroche), elle s’échappe et jaillit ; tantôt elle se contient dans un espace étroit ; elle se meut, discrète, entre des notes prochaines, et c’est ce qui donne un caractère de recueillement et de pudeur à deux au moins des délicieuses cantilènes de Fortunio.