nous avons été trop longtemps, vis-à-vis de l’étranger, des consommateurs, pour être admis chez eux, à notre tour, en qualité de producteurs. Les préjugés contre les produits russes sont très forts et très difficiles à déraciner, surtout dans le domaine de l’art. Il faut du goût pour en apprécier la beauté et l’originalité, du courage pour vaincre les préjugés, de l’esprit pour savoir le faire[1]. »
Le temps dont se plaignait Borodine est passé. Les préjugés ont été coupés de leurs racines ; le goût, le courage et l’esprit nous sont enfin venus.
On doit à la Société des grandes auditions musicales de France, après le maléfice de Salomé, le bienfait de cinq concerts russes : concerts historiques, enveloppant, depuis l’époque déjà lointaine de Glinka (Russlan et Ludmilla, 1847) jusqu’à nos jours, une période de soixante années, et par conséquent l’évolution plus qu’à demi séculaire d’un génie ou d’un idéal étranger.
Est-ce bien évolution qu’il faut dire ? je craindrais un peu que ce fût plutôt révolution ; par où j’entendrais peut-être moins un progrès qu’un retour. Après avoir, aux environs des « années quarante, » — et ce fut la gloire de Glinka, — dégagé son caractère national des influences extérieures, alors celle de l’Italie et la nôtre ; après l’avoir développé, fait triompher ensuite dans les chefs-d’œuvre de ses maîtres les plus originaux, les Balakirew et les Borodine, les Rimsky-Korsakof et les Moussorgsky, il semble que la musique russe aujourd’hui, celle des jeunes, et, par exemple, d’un Alexandre Scriabine, cherche de nouveau des maîtres ou des patrons étrangers. Non pas les mêmes sans doute, car c’est l’Allemagne surtout qui l’attire et la menace à présent. Mais enfin cette musique ne paraît plus autant qu’hier suivre sa propre pensée, écouter sa propre voix. On dirait qu’elle s’oublie, et le premier devoir de ceux qui l’aiment, de ceux que ses chants ont charmés, est de la mettre en garde contre les périls d’un sacrifice impie et d’un funeste renoncement.
Glinka vraiment est son « maître » et son « auteur. » Au début du premier concert, on crut en quelque sorte la voir ou l’entendre natlre de lui. Pendant le premier acte de Russlan et Ludmilla, après un certain nombre de passages et de formules italo-françaises, une voix de ténor s’éleva, solitaire et flottant sur quelques accords de harpe. Elle chantait, cette voix, une étrange cantilène. Et bientôt, à l’impression d’une mélodie ou d’une mélopée inconnue, un chœur, à cinq temps,
- ↑ A. Borodine, par M. A. Habets. Paris, Fischbacher, 1893.