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religieusement toute son âme à une poire ou à une bouteille, il ne transfigure pas ; il n’idéalise pas : il regarde. Il voit l’arc-en-ciel que met le soleil dans le moindre jet d’eau. Il lui suffit de tout poser dans le jour convenable et l’âme de ces « choses sans intérêt » livre son secret.

La poire, par exemple, qu’il met presque toujours sur le bord de sa table est le type de ces fruits d’arrière-saison dus au long travail d’un arbre noueux, d’un bois dur, d’une branche torse et souffreteuse. Les teintes en sont atténuées, fondues, discrètes. Les gris y dominent. L’aspect en est triste et sent déjà l’hiver. Vous ne trouvez presque jamais Chardin en extase devant les fruits de l’été, les rouges criards et canailles des cerises, la pourpre monotone, épaisse, des framboises, des fraises, des groseilles, l’éclat de ces premiers dons du soleil, sans reflets, sans finesse et sans parfum, sans enveloppe, sans mystère, d’une teinte uniforme et nullement nuancée. Ces fruits rouges que la nature bâcle en quelques jours, ces grossiers rubis dont les arbres sans architecture ou les verdures sans transitions se couvrent comme de joyaux à bon marché n’ont presque aucune valeur pour un œil de peintre, comme ils ne dégagent, quand on les ouvre, aucune pénétrante odeur. Mais quand vient l’automne, paraissent les fruits longuement préparés par la terre pierreuse et par le tronc noueux qui a souffert : les pêches, les poires, les pommes. Ils n’ont pas encore l’écorce dure et défensive, la teinte sombre des fruits de l’hiver, mais ils s’enveloppent déjà d’un voile nuancé, et mesurent la pourpre et l’aven tu ri ne de leurs robes. En même temps, ils répandent le plus subtil, le plus pénétrant et le plus persistant des parfums. Comme ils sont le dernier présent des beaux jours, ils en sont le plus durable. Leur éclat qui ne se révèle pas à la foule, comme des lanternes dans des branches, mais se fond avec des feuilles elles-mêmes éclatantes, ravit le peintre et leur saveur complexe enchante le gourmet. Ils renferment plus de sucs du ciel et de la terre que tous les fruits qui les ont précédés, et, à travers les jours sans couleur et sans chaleur, de l’hiver, ils conservent aux hommes l’or, la caresse et le bienfait des chauds soleils. Peut-on dire, en vérité, que ces modèles de Chardin soient des « choses sans intérêt ? »

Mais prenons un objet plus humble encore, de la fabrication la plus vulgaire et de l’usage le plus commun : une bouteille. Avant de quitter cette galerie, nous la voyons dans le dernier