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cette cavalcade comme l’image de la France : il n’a pas tort. Chez un autre il estime cette vie intime, silencieuse, régulière la plus fréquente : il a raison. Aucune de l’une et l’autre vision n’est fausse. Mais la vérité n’est faite que des deux.


III

Pourquoi cette vérité nous plaît-elle tant à entendre aujourd’hui ? C’est pour la manière dont elle est dite. C’est que les deux témoins ont justement les qualités que nous demandons aujourd’hui à l’historien : le goût de l’observation et le don de la vie. Le plus libre des deux est sans doute Fragonard. C’est l’impressionniste du XVIIIe siècle. Suivons, dès la porte d’entrée de la galerie Georges Petit, la série de ses principales toiles ; sur le panneau de droite, nous voyons dans le Pacha (no 93), dans le portrait de la Dame aux perles et au petit chien, qui est la sœur du peintre (no 91), dans le Billet doux, dans les Marionnettes à Saint-Cloud (no 131) et dans le Portrait de Diderot (no 130), le sacrifice de la ligne à la couleur, la vive coloration des ombres et jusqu’à un certain point, la division du ton, qui sont les trois caractéristiques de l’Impressionnisme. Nous les voyons jointes à quelque chose d’assez moderne aussi : l’esprit du geste, dégagé, non pas toujours de toute affectation, mais du moins de toute pompe. Nous les voyons, enfin, exprimant toute chose avec peu de matière, en des touches très apparentes, comme la récréation d’un magicien ou d’un jongleur, qui opère sous nos yeux, entouré par la foule, sans truquage ni double fond. « Comme c’est simple ! » est la réflexion qui vient à l’esprit de tout le monde et il semble qu’il n’y ait qu’à prendre la brosse pour en faire autant. Encore est-il à peine besoin d’un outil ni d’une couleur, car devant ses lavis surtout et ses sanguines, devant S’il était aussi fidèle ! par exemple, vient aux lèvres le mot, qui est le grand éloge de notre temps : « C’est fait avec rien ! » Ce « rien » évoque un monde de sensations qui se continuent en pensées.

Toutefois, c’est lorsque son œuvre est faite de quelque chose que Fragonard est le plus grand. Regardez le tableau placé au milieu du panneau de droite, les Marionnettes (no 131), reproduisant la moitié du grand tableau la Fête à Saint-Cloud (no 87), mais comme le souvenir ou le désir imagine un spectacle banal,