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Dans les scènes d’intérieur, c’est la poésie de la bohème. Tout est sens dessus dessous. L’orage qui, dehors, fauchait les roseaux envahit le logis le mieux clos. Le vent feuillette les partitions. Les gros fauteuils ventrus tombent lourdement sur le dos ; les danseuses tourbillonnent en l’air au bout des bras de leurs danseurs, les cheminées fument et tout le monde se renverse ; les portes s’ouvrent ou les fenêtres pour laisser passer des têtes indiscrètes d’enfans ou d’ânons ; des rafales d’amours passent ; des colombes volent, des chiens aboient. Il traîne toutes sortes de choses par terre et les planchers ne sont pas mieux balayés chez Frago que chez Greuze. Tout se dégrafe et se dénoue. Le soleil lui-même a l’air d’un jongleur entré par une lucarne, qui fait des cabrioles, se cogne partout à tort et à travers et lance aux plus vénérables personnes des pieds de nez.

Tournez-vous vers Chardin : nouvelle antithèse. Chaque intérieur est sobre, en bon état, bien tenu. On sent l’ordre et la régularité. Chacun y est toujours chez soi et non chez les autres. Il pense évidemment, comme ce philosophe du XVIIe siècle, que si chacun restait dans sa chambre, la moitié des maux de l’humanité serait évitée. Le titre d’un de ses tableaux : les Amusemens de la vie privée, est tout un programme. Le soleil même, en entrant chez lui, se fait réservé, discret. Il suit sagement le chemin tracé par les barreaux de la fenêtre, se pose sur l’épaule ou sur le front, salue les principaux personnages et le siège de la pensée, ne dédaigne rien des choses utiles, honore le dévidoir, la pelote, la cafetière, l’applique au coin de la cheminée, le métier à tapisserie, mais ne glorifie rien qui ne soit signe de labeur, d’économie, d’ordre ou de vigilance. S’il était une poésie de la fourmi, on l’éprouverait ici. Mais on sait qu’en France nous avons décidé, une fois pour toutes, qu’il n’y a de poésie que chez les cigales.

A toutes les époques, même quand Chardin et Fragonard ne sont point là pour l’observer, il y a en France ces deux nations, dont l’une a, sans doute, été créée par Dieu pour divertir l’étranger, et l’autre pour le surprendre : telle une musique étourdissante et fantaisiste empêche d’entendre le pas sourd d’une armée. L’étranger qui passe voit la France qui est folle. L’étranger qui demeure découvre la France qui est sage. Celui qui vient rue de Sèze considère, chez un grand artiste, cette fête et cet esprit, ce mouvement et ce bruit, ces chamarrures et