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Il l’a dit à Cochin qui l’a transmis à Belle fils, et bien qu’on puisse faire ainsi et ne point faire du tout un Chardin, il est probable qu’en effet quelque chose de sa facture, tient à ce procédé. Tous les deux se servent beaucoup de stilt de grain d’Angleterre (ou laque jaune de nerprun), mais Chardin l’emploie seulement en glacis superficiels pour accorder les teintes, et Fragonard, au contraire, dans les dessous, en guise de bitume, pour faire chanter et blondir sa couleur. Fragonard, enfin, au rebours de Chardin, met des accens partout : il pince jusqu’au sang, il pique, çà et là, les chairs ; il divise sa lumière, avive et secoue continuellement sa matière. En le faisant, il est autant et peut-être plus coloriste que Chardin, mais moins particulier. Il marche d’un bout à l’autre de sa vie entre deux anges, un mauvais ange : Boucher, un bon ange : Watteau. Chardin ne chemine à l’ombre de personne. La qualité de ses blancs qui ne sont jamais blancs, de ses gris qui sont de toutes les couleurs (voir sa Table servie, n° 19), de ses noirs dans l’ombre, de ses tons de framboise éteinte, de brique usée ou de pomme mûre, de ses bleus passés, brisés, près de n’être plus, de ses ombres violâtres touchant au gris-lavande ; le tranquille éclat de ses bleus-gris lumineux comme la plume du goura couronné (voir ses raies ou sa Pourvoyeuse, n° 9) ne se trouvent que dans sa boutique. A peine un ou deux Hollandais en faisaient-ils commerce, mais il n’avait pas vu leurs meilleurs ouvrages, et, à coup sûr, il les dépasse en chimie insidieuse et en apparente simplicité.

Cette simplicité, si elle n’est qu’apparente dans la matière même de Chardin, est réelle dans son décor. Il vous montre toujours un costume qui a existé, qui a été taillé, et solidement cousu pour durer, qui a peiné, qui s’est usé, froissé, fripé, cassé, qui a vécu, qui a tant bien que mal accommodé un être humain capable de joie et de tristesse. Fragonard imagine un costume de fantaisie, souvent emprunté à la Comédie italienne ou à la cour des Valois, que le peintre a drapé lui-même, qui est tout neuf, que l’acteur vient de mettre et qu’il va ôter, une fois sa pirouette finie, qui ne tient à lui que par des ficelles. Défroque de théâtre ou d’atelier, toujours neuve et toujours anachronique, elle n’a jamais le pli de la fonction, mais seulement le chiffonné du travesti. Regardez le tableau de la Gouvernante qui s’appelle ici Mère et son fils (n° 24) : la bonne dame assise en train de vergeter le tricorne du petit garçon, debout, prêt à partir