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« déraciné, » venu du Midi pour faire fortune à Paris, autrement que dans la ganterie, dans la parfumerie ou dans la pompe à feu. Puisque ce n’est pas non plus dans la politique, il va de soi que c’est dans la peinture. Mais ses premiers pas ne sont pas très décisifs. Il sort, à l’instant, de l’atelier de son maître, homme grave qui a de grosses besicles sur le nez, et un masulipatam autour du cou, et ce maître lui vient de déclarer qu’il renonce à faire de lui quelqu’un. Il n’en est pas, au fond, très fâché, car ce qu’il voyait chez le bonhomme ne l’amusait guère : des pots d’étain, des assiettes de faïence, des mappemondes, des navets, une raie, et les grands jours, les jours de retour de chasse, un lièvre. Mais où aller maintenant ? A quoi pensait-il en tournant au coin de la rue Princesse, et quels rêves roule-t-il dans sa jeune cervelle de Provençal, de pêcheur de lune, prompt comme tous ses compatriotes, à la « regardelle ? » Il peut penser à toutes sortes de choses, mais il y a une chose à laquelle sûrement il ne pense pas ; il y a un rêve qu’il ne fait pas et qui est la chose qui nous occupe en ce moment : plus d’un siècle et demi étant passé, un jour vient où ses travaux et ceux du sévère professeur à grosses besicles qu’il vient de quitter, sont rassemblés, mis bout à bout dans une même « galerie ; » leurs deux noms, réunis dans la bouche de milliers de Parisiens, voltigent inséparables sur cette ville immense quintuplée et augmentée de légions d’étrangers, et une foule, parlant toutes les langues du globe, va droit à leurs peintures comme l’oiseau vole à l’épi chargé de grain, ou l’abeille aux corymbes du lierre. Elle y va dans un rayon de soleil et l’on entend battre ses ailes… Ce petit apprenti s’appelle Fragonard ; le maître qu’il vient de quitter sans esprit de retour, Chardin.

Et les voici, en 1907, rue de Sèze ensemble derechef, rapprochés par la postérité coutumière des réconciliations les plus bizarres et des unions les plus inattendues, habile à faire sonner ensemble des noms et des cloches qui appelaient des fidèles bien divers à des cultes bien différens : Luther et Calvin, Voltaire et Rousseau, Poussin et Le Sueur, Reynolds et Gainsborough, Chardin et Fragonard… Les voici réunis et soudés, mais comme seraient réunis et soudés deux miroirs. Ils se tournent le dos. Ils ne regardent pas les mêmes choses. Ils reflètent tous deux le XVIIIe siècle, avec une extraordinaire intensité, mais l’un en reflète le rêve et l’autre la vie.