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préparant un travail critique sur les solutions du libéralisme progressiste et du radicalisme socialiste, il ait eu la curiosité d’entrer en rapports directs avec le célèbre agitateur et de ne juger ses plans qu’après l’avoir mis en mesure de les défendre.

En janvier 1864, une mystérieuse lettre, qui portait le timbre de la poste de Francfort, parvenait à Ferdinand Lassalle, à Berlin ; elle n’avait pas de signature. L’anonyme expliquait que disposant de 50 000 florins, il songeait à fonder, avec ce capital, cinq petites associations de production, que ce système lui paraissait préférable à l’intervention de l’Etat ; et il réclamait l’avis de Lassalle. Poste restante, à Francfort, à l’adresse « M Z 35, » arriva, le 21 janvier, une réponse du tribun : le correspondant trop discret était prié de se faire connaître… Ainsi fut suspendu l’échange de lettres entre Guillaume-Emmanuel de Ketteler et Ferdinand Lassalle. Une réorganisation sociale fondamentale opérée par les seules libéralités de la charité chrétienne : tel était, — cette lettre le prouve, — le rêve grandiose de Ketteler. Ce que projetait l’évêque de Mayence, ce n’était rien de moins qu’une révolution dans l’organisation de l’industrie, c’était le capital mis à la disposition des travailleurs, les travailleurs passant de l’état de salariés à l’état de propriétaires. Et c’est au capital des chrétiens qu’il rêvait d’avoir recours, au nom même de l’idée chrétienne, pour hâter l’avènement d’une époque nouvelle où la multiplication des coopératives de production mettrait dans les mêmes mains le capital et l’outil ; c’est à la charité chrétienne qu’il s’adressait pour que sans secousse, sans soubresaut, sans désordres, elle se fit l’ouvrière humble et dévouée d’une évolution sociale. L’histoire entière nous enseigne que des évolutions aussi graves ne s’accomplissent en général que par la brusquerie des révolutions ; Ketteler avait assez de confiance dans la logique de sa doctrine et dans la vaillance de la charité, pour demander aux gens de bien de faire faire à l’humanité l’économie d’une révolution.

Sur ses indications, le chanoine Moufang écrivit au sociologue Victor-Aimé Huber, qui, dans sa retraite de Wernigerode, avait organisé une série d’institutions philanthropiques ; Huber répondit cii substance que depuis longtemps il songeait combien pourrait être féconde l’action des catholiques pour l’œuvre commune de progrès social, et qu’il se réjouissait d’entendre enfin des voix autorisées donner l’impulsion.