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souffrances passées avec une fatuité charmante ; je mettais le lecteur au fait de mille détails domestiques du plus piquant intérêt… » C’est la critique des procédés du Don Juan. Certes il restera toujours chez Musset quelques ressouvenirs des anciennes erreurs ; mais ils deviendront presque négligeables. « On voit, écrit M. Estève, combien l’influence de Byron sur Alfred de Musset a été vive, mais aussi combien courte et superficielle. Ç’a été la plume au chapeau de l’écolier qui veut se faire remarquer dans la rue. » L’histoire du byronisme de Musset tient fort bien dans cette brève et spirituelle formule.

Du temps de sa ferveur byronienne date chez Musset son donjuanisme. Le morceau de Namouna sur Don Juan est à coup sûr un des plus poétiques qu’il y ait dans toute son œuvre, et l’un de ceux que soulève le souffle de lyrisme le plus puissant. Mais si l’on a égard à la conception morale qui y est exprimée, c’est aussi un des exemples qui attestent le mieux la révolution apportée par le romantisme dans les sentimens. L’auteur d’un livre excellent sur La Légende de Don Juan[1], — auquel on ne peut reprocher que d’être un peu bien volumineux, — M. G. Gendarme de Bévotte vient d’avoir la patience de suivre le type de Don Juan depuis les origines, à travers tous ses avatars, en Espagne, en Italie, en France, en Angleterre, en Allemagne, en Hollande, et généralement dans tous les pays et dans les siècles des siècles. En Espagne, le donjuanisme est l’expansion de la sensualité contre la discipline morale et religieuse ; en Italie, il est une protestation des lois de l’individu contre l’empire des lois établies par l’Église et la société ; en France, il est une revendication de la nature contre le dogme ; en Angleterre, il est une réaction contre le puritanisme ; en Allemagne, il est un mélange de sentimentalité tendre et de sensualité voluptueuse. « En somme, Don Juan constitue un représentant redoutable de l’espèce humaine. Il est de la race des conquérans et des maîtres. De prime abord, il attire et fascine. Les femmes l’aiment, les hommes l’envient. Le romantisme, dans son exaltation systématique des forces mauvaises, en a fait un héros, tout en le dénaturant. Au fond, il est surtout un élément anti-social. Nul ne l’a mieux compris que son créateur et que Molière, qui, tous deux, l’ont représenté comme un agent de malheur et de corruption. Sans doute, il est et doit être séduisant ; autrement ses succès seraient inexplicables. Mais il est surtout odieux. » Musset le métamorphose en un chercheur d’idéal, sans cesse déçu par la réalité

  1. Gendarme de Bévotte, La Légende de Don Juan, son évolution dans la littérature, des origines au romantisme, 1 vol. in-8o (Hachette).