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langage sur ce point, empreint peut-être d’une certaine vivacité militaire, n’a pas eu d’autre signification[1]. » Décidément, pensa Bismarck, ces Français sont devenus bien prudens. Ils ne veulent pas nous attaquer ; il faut cependant qu’ils nous attaquent. En ruminant pendant ses insomnies, son esprit fécond en inventions diaboliques vit clairement qu’il n’avait qu’un moyen, celui-là sûr, de nous contraindre à une agression : c’était de prendre vigoureusement en main cette candidature Hohenzollern qu’il préparait depuis le commencement de l’année, comme un en-cas.

Jusque-là, son agent espagnol Salazar et son agent prussien Bernhardi avaient manœuvré chacun de son côté. Maintenant, jugeant le moment venu de marcher plus vite au dénouement, il rapproche Salazar de Bernhardi et leur ordonne d’unir leurs mouvemens[2]. L’époque à laquelle ils s’entendirent est une des rares indications politiques qui se trouvent dans les Mémoires truqués de Bernhardi. Il y est dit à la date du 14 novembre 1869 : « Le sieur Salazar Mazaredo, unioniste d’une certaine influence et auteur d’une brochure sur les divers candidats au trône, se fait présenter à moi, pour me dire avec une certaine insistance combien lui et son parti sont opposés à la candidature du duc de Gênes ; ce qu’il faut à l’Espagne, c’est un véritable roi et non un enfant sur le trône. » La note n’ajoute pas que ce roi, c’était Léopold de Hohenzollern. Comme s’il était effrayé de l’aveu qui lui échappe, Bernhardi, si prolixe dans ses confidences italiennes, s’arrête court. Mais on devine ce qu’il ne dit pas.

Salazar et Bernhardi n’eurent pas de peine à écarter l’obstacle

  1. La Tour d’Auvergne à Benedetti, le 29 novembre 1869.
  2. Le ministre d’Autriche, comte Dubsky, dans un rapport réservé du 15 septembre 1869, signalait la présence à Madrid de « Bernhardi, conseiller de la légation de Prusse, arrivé ici il y a un an, sous le prétexte ostensible de jouir de sa pension en Espagne et d’occuper ses loisirs à étudier, dans un dessein scientifique, les champs de bataille de la Péninsule. Les allures de cet agent que j’avais déjà connu en Italie me parurent suspectes de prime abord. » Le général La Marmora écrivit plus tard au duc de Gramont : « Bernhardi a quitté l’Italie en 68… Lorsqu’il est parti de Florence, les jeunes gens de la légation de Prusse qui ne pouvaient pas le souffrir disaient : « Dieu sait ce qu’il va faire en Espagne, cet intrigant ! » — Or, ce que Bernhardi a fait en Espagne, vous pouvez le savoir mieux que moi. Mais je suis persuadé que, si ce n’est pas lui qui a imaginé la candidature Hohenzollern, c’est certainement lui qui a ourdi avec Prim ce guet-apens dans lequel la France est malheureusement tombée. Bernhardi a été, selon moi, le plus dangereux intermédiaire, entre le parti national allemand et le roi Guillaume : révolutionnaire, conspirateur, courtisan ; je n’ai rencontré de ma vie un menteur plus adroit et plus cynique (13 nov. 1874). »