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J’ignore à quelle époque, à quel texte aussi, — peut-être un évangile apocryphe, — remonte cette version ou cette perversion du véritable Évangile, qui nous montre la fille d’Hérodiade amoureuse du Précurseur. Flaubert ne l’a point admise en son Hérodias, ni Renan dans la Vie de Jésus. Un peu atténuée, elle fit naguère le sujet, déjà désagréable, de l’Hérodiade de M. Massenet. Elle fait aujourd’hui le scandale de Salomé. Oui, double scandale, esthétique autant que religieux. Il est deux fois déplaisant qu’une pièce ait en quelque sorte pour « argument » ou pour action, pour principale péripétie et pour dénouement, le baiser, d’abord sacrilège, puis macabre, de cette femme à cet homme ; le baiser effrontément offert aux lèvres vivantes d’un saint et pris de force aux lèvres mortes d’un martyr. Par là toutes les convenances, et les plus hautes, sont également violées. Autant que le surnaturel, ce poème de la névrose, de l’hystérie et du sadisme offense la nature elle-même. Il unit l’érotomanie à l’impiété et, pour le qualifier, on ne peut que reprendre un mot fameux, celui de l’abbé Taconet dans Mensonges : « Tout cela, c’est des grandes saletés. »

Il paraît certain que M. Richard Strauss est aujourd’hui le plus grand musicien vivant de l’Allemagne. Resterait à savoir si l’Allemagne aujourd’hui possède un grand, j’entends un vraiment grand musicien. Et cela, nous ne le saurons, ou plutôt nos neveux ne le sauront guère, d’une façon définitive, avant une cinquantaine d’années. Quoi qu’il en soit, et dès à présent, le talent ou la virtuosité de M. Richard Strauss est insigne. Elle tient même parfois du prodige, ou du sortilège, avec tout ce que ce dernier mot comporte d’illusion et de maléfice.

On définirait assez bien Salomé la mise en œuvre la plus riche et la plus extraordinaire des plus ordinaires et des plus misérables élémens. Sous l’opulence et l’éclat des draperies, sous le luxe des ornemens et des parures, le corps est en réalité chétif, difforme et malsain.

La virtuosité du compositeur de Salomé s’exerce sur deux élémens, elle se déploie en deux ordres et comme en deux « règnes » de la musique : l’un est le travail thématique, l’autre est l’instrumentation. Pour transformer un motif et le déformer, pour en renouveler à l’infini le dessin par les rythmes et, par les harmonies ou les timbres, la couleur ; pour le démarquer et le démonter, le renverser, le retourner, ou l’invertir, M. Richard Strauss est sans rival, et je crois qu’il en remontrerait à l’ombre même de Wagner, dans laquelle il opère d’ailleurs. Maître des variantes, ou des variations, et des métamorphoses, ainsi qu’Hamlet à Polonius, il nous fait voir tour à tour,