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Une nuit de mars, la mort qui passait, allant à Brest achever quelques poitrinaires, s’arrêta pour le tordre. Elle lui mit la bouche de travers, lui chavira les yeux, lui recroquevilla les doigts et reprit sa course, le laissant raide sur son lit, figé dans la pose qu’il devait garder jusqu’au moment de tomber par morceaux, dans la pourriture dernière [Propos d’exil, Un vieux, p. 321.]


Quelle inoubliable vision ! Ni Villon, ni Pascal, ni Bossuet, ni Hugo n’ont rien de plus fort, de plus poignant, de plus sobrement pathétique. Est-ce que toute la sinistre tragédie de l’existence humaine n’est pas renfermée là, dans ces quatre lignes ? Qu’on lise maintenant, dans Mon frère Yves, les pages sur l’ensevelissement de Barazère, ou, ici même, celles qui sont intitulées Profanation. C’est là du Shakspeare, le Shakspeare du cimetière d’Elseneur. Si le poème de la mort est quelque part dans la littérature d’aujourd’hui, il est dans l’œuvre de Loti, et tous ses livres sont des « livres de la Pitié et de la Mort. »

« La mort, a dit Schopenhauer, est le génie inspirateur de la philosophie. » Et à méditer la mort, Loti s’est élevé peu à peu à l’idée qui forme la conclusion dernière de la science connue de la spéculation contemporaines, à cette notion de l’Inconnaissable, qu’un Spencer, par exemple, a si fortement illustrée :


Et voilà toujours le terme auquel aboutit toute philosophie et toute science : la plus immense des formes que puisse revêtir aux yeux de notre esprit, l’Inconcevable, l’Incompréhensible, l’Inconnaissable… Et c’est bien quelque chose… ; car cela laisse un champ infini ouvert au cœur et à l’imagination ; cela affirme la notion de cet Inconnaissable, qui peut-être est Dieu !…


Simple possibilité sans doute ; mais qu’il ait pu l’entrevoir à certaines heures, cela nous prouve combien Loti a déjà dépassé le point de vue de la génération précédente, cette conception toute naturaliste et inflexiblement déterministe qui a été celle de Renan et de Taine[1], dont lui-même, nous l’avons noté, a

  1. Si l’on veut saisir sur le vif, et sous une forme singulièrement dramatique, cette opposition doctrinale de deux générations successives, il faut lire l’admirable et émouvante lettre que Taine a écrite à M. Bourget à propos du Disciple, et que l’on vient de publier au tome IV de la Correspondance (p. 287-293) : « A mon gré, déclarait Taine, la vraie science, la philosophie complote conclut non comme Sixte, mais comme Marc-Aurèle… Pardonnez-moi mon opposition ; elle vient de ce que votre livre m’a touché dans ce que j’ai de plus intime… Je ne conclus qu’une chose, c’est que le goût a changé, que ma génération est finie, et je me renfonce dans mon trou de Savoie. Peut-être la voie que vous prenez, votre idée de l’inconnaissable, d’un au-delà, d’un noumène, vous conduira-t-elle vers un port mystique, vers une forme du christianisme. Si vous y trouvez le repos et la santé de l’âme, je vous y saluerai non moins amicalement qu’aujourd’hui…